Naissance d'un groupe de légende
The Obelisks, Malice, Easy Cure, et finalement The Cure... Le groupe de Robert Smith, jeune gringalet de vingt ans à la fin des années 70, aura connu quelques mutations avant la sortie de leur premier album, « Three imaginary boys », en 1979. La formation britannique est en effet composée, à l'époque de « trois garçons imaginaires », qui rêvent d'échapper à un avenir qui s'annonce morose, banal : Smith au chant et à la guitare, Tolhurst à la batterie et Dempsey à la basse. Le titre du disque, tout comme sa pochette, font déjà preuve d'une certaine ironie, d'un sens de l'absurde et d'un goût prononcé pour l'irréalité, voire le surréalisme : trois objets totalement communs nous sont présentés, en lieu et place des musiciens. Imaginaires, donc anonymes ; imaginaires jusqu'au bout. Une manière comme une autre de se faire subtilement remarquer, tout en passant le message suivant : « nous ne sommes pas comme tout le monde ».
Ce qui pourrait passer pour une posture n'en est heureusement pas une. A ce moment-là, les Cure se fichent pas mal de la célébrité ; ils ont même pour elle une certaine aversion et cherchent simplement à s'exprimer, à se faire connaître par leur talent plus que par leur allure ou leurs provocations. En ce sens, ils sont de nouveau différents. Différents des stars du rock qui mettent l'Angleterre en ébullition, à savoir les punks, avec qui Smith ne partage finalement que la vision du « no future », qu'il élèvera sur un plan plus intellectualisé et existentialiste. Le premier single du groupe, « Killing an Arab » (une chanson inspirée de « L'étranger » de Camus, qui n'a strictement rien de raciste), révélait déjà, en quelque sorte, cette démarcation : inspirations littéraires plutôt que sociales, introspection et discrétion préférables à l'exubérance et à la surenchère... Musicalement, le style prolonge également la rupture. Bien sûr, la saturation des guitares reste de mise ; cependant, celle-ci est toujours tempérée par des arpèges clairs et fluides, des mélodies aérées saupoudrées d'échos ou de distorsions en tous genres, capables de générer de véritables ambiances. L'édition « deluxe » de « Three imaginary boys » a, par exemple, remis au goût du jour « Winter », un inédit sublime annonçant avec huit ans d'avance le romantisme poétique de « Kiss me, kiss me, kiss me ».
Mais nous n'en sommes pas encore à ce stade. Preuve que malgré tout, le contexte est souvent influent, le disque se caractérise par une indéniable « urgence » sauvageonne, avec des titres courts, d'un minimalisme tranchant. Et en y réfléchissant, certains d'entre eux (loin d'être déplaisants, d'ailleurs) ont tout de même un léger accent punk : c'est le cas de « Grinding halt », « Object » et « It's not you », les deux derniers dépeignant, avec une fougue juvénile à la fois impétueuse et maladroite, une histoire d'amour sans lendemain.
Le reste est un peu plus posé et sophistiqué, mais aussi, et c'est là le principal reproche, plus inégal. Si l'on devait distribuer les points, ce sont sans doute la cultissime « 10.15 saturday night », « Fire in Cairo » et « Three imaginary boys » qui squatteraient le podium : entre la petite histoire mêlant claustrophobie et comportement obsessionnel, la romance brûlante vécue avec une fille intangible (ou pas) et la solitude d'un homme effrayé par le passé comme par l'avenir (« Can you help me ? », supplie-t-il), on tient ici rassemblés, à travers des compositions élégantes et efficaces, une bonne partie des thèmes qui hanteront les travaux suivants des Cure. Plus bas dans le tableau, mais toujours de bonne facture, on trouverait « Another day », qui, avec son texte contemplatif et ses notes suspendues, peut se targuer d'être la chanson la plus atmosphérique du CD. Et dans le genre sympathiques, sans plus, citons « Subway song », où Smith s'amuse à jouer au psychopathe, et « Accuracy », intéressante pour ses paroles à double sens, moins pour sa musique un peu cheap.
Quant au passage « Foxy lady » / « Meathook » / « So what ? », il fait, hélas, un peu souffrir les esgourdes, rabaissant assez méchamment la qualité globale de l'album. S'y côtoient en effet une reprise dépouillée et pas franchement inspirée d'un classique d'Hendrix (chose impensable aujourd'hui chez les Cure, c'est le bassiste qui, ici, donne de la voix !), et deux autres morceaux que l'on peut qualifier d'anecdotiques, de remplissage, de pas horribles non plus mais insuffisamment aboutis, bref, vous avez pigé. Enfin, dernier point négatif : je n'ai jamais trop compris l'intérêt de l'instrumental qui conclut (mal) le disque, aussi court qu'un micro pénis et, si vous permettez cette comparaison, tout aussi inutile.
Pour résumer, « Three imaginary boys » est une première œuvre entachée de quelques erreurs de jeunesse (et c'est bien normal), mais qui dévoile tout de même, dans ses meilleurs passages, le potentiel d'un groupe à la personnalité bien affirmée, possédant des capacités indéniables, porteurs d'un nouveau style. Et malgré leur air innocent et détaché, les « trois garçons imaginaires » ont, mine de rien, fait partie de ces artistes qui ont posé les bases du post-punk. Un mouvement qui s'assombrira très vite, à tel point que l'on parlera de « cold wave ». Chose que l'on pressentait : The Cure, avec « Seventeen seconds », leur second opus, s'acclimatera définitivement à cette mouvance, s'y révélera, sous l'impulsion d'un noir glacial.