Avec les années, la silhouette de Natalie Mering nous apparaît de plus en plus clairement. Album après album, elle s'expose graduellement, laissant de côté les couches instrumentales, les parasites savants, filtres lo-fi et autres drones qui se tenaient jusqu'alors entre elle et nous autres. Depuis 12 ans, une époque où elle n'avait même pas la vingtaine et était déjà membre du légendaire collectif free folk underground Jackie-O Motherfucker ; un temps où, affublée de l'alias Weyes Bluhd, Natalie brouillait les pistes à coup d'expérimentations migraineuses, d'un psychédélisme sombre et occulte... Depuis lors, donc, celle que l'on nomme Sang Sage se dévoile. Et si la musique s'éclaircit pour sûr - partant de la folk psychédélique médiévale et quasi-bruitiste des débuts pour arriver à une pop baroque majestueuse -, si en tant que compositrice et chanteuse Weyes Blood s'impose comme une artiste confiante, il n'empêche que son art quant à lui rougeoie d'une lueur ambiguë, hésitant à briller de mille feux, sans complexe, dans un monde où toute lumière court à chaque instant le risque de s'éteindre. Lorsque, au détour de chacun ses étonnants clips, les yeux sombres de la filiforme jeune femme croisent directement les nôtres, impossible de ne pas déceler dans ce regard imperturbable une grande question : oseras-tu aimer ?
"A lot's gonna change in your lifetime"
Ne vous y trompez pas, derrière ses lignes de basse rondes et douces, ses guitares slide qui ressuscitent George Harrison, ses harmonies vocales chatoyantes, ses chœurs vibrants, ses violons romantiques et autres synthétiseurs cosmiques, on cause autant d'Amour que d'Apocalypse. Ça fait longtemps qu'on le sent, et ça fait longtemps que Natalie le chante : l'extinction est peut-être proche. De l'espèce humaine certes, mais ce qui hante la musique de Weyes Blood c'est davantage la mort des relations, la nécrose d'une partie de notre humanité, qui se dilue goutte à goutte dans les intermédiaires technologiques, les écrans qui nous séparent bien confortablement les uns des autres, bref les agents d'une individualité déjà massivement institutionnalisée. Et si l'amour avait fichu le camp ? se demandait la chanteuse tout au long du déjà splendide Front Row Seat to the Earth. Sa réponse, ambitieuse, lumineuse, elle la délivre calmement en trouvant en elle-même la force de faire feu de tout bois, la force de croire. Il y a dans sa musique une ardeur tranquille, un allant inexorable qui jamais ne se presse plus que de raison, se contentant d'avancer avec une invraisemblable sérénité. La sérénité de celle qui a compris depuis perpète la possibilité de sa propre fin, et en tire une résolution renouvelée : celle de faire compter chaque instant, aussi fugace soit-il, de prendre la main de son prochain et lui montrer l'exemple, de laisser glisser les signes de fin du monde sur sa verve ironique. Comme sur cette image tragicomique au beau milieu de "Everyday" d'un type en soirée assis, hagard, qui demande à Natalie : "Est-ce la fin de tout amour en moi?", et elle de lui répondre mi-figue mi-raisin : "Ha! Elle est bien bonne. Mais bon, t'as peut-être raison. M'enfin, la nuit porte conseil."
"If you think you can save me, I'd dare you to try"
Natalie a rejeté la religion catholique depuis ses 13 ans, mais elle n'a pas cessé de croire. La première face de Titanic Rising est à ce titre un superbe cocon de nostalgie, sortant tout l'attirail de la folk, country et surtout pop baroque du songwriter des 70s, saupoudré de légers arrangements synthéticosmiques pour créer cette atmosphère luxuriante, chaleureuse, familière et étrangement contemporaine. Ici, Natalie se réfugie brièvement dans le fantasme sépia d'une enfance heureuse où le monde tournait douillettement autour de sa petite personne ("A Lot's Gonna Change") pour mieux s'en séparer, à regrets, mais en tirant de cette nostalgie de quoi affronter une existence pleine de changements et de pertes. "Andromeda", qu'on croirait sortie tout droit du All Things Must Pass du plus doux des Beatles, est une opération astrale à cœur ouvert, l'histoire d'un amour flétri qui réapprend à oser au risque de se briser, avec en guise de scalpel d'une impeccable précision cette slide guitar enchanteresse. L'opération est un tel succès que Natalie devient vorace et crie son amour à tue-tête, en fanfare dirait-on même alors que "Everyday" déroule ses armées de cordes et cuivres extatiques sur fond de piano sautillant à la Elton Nilsson : "J'ai besoin d'un amour tous les jours !" quitte à friser l'addiction. "Something to Believe" est un retour à l'ambiguïté de ton, dans laquelle l'artiste excelle tant. Une complainte où on la trouve au fond du trou, tandis que rien ne semble aller dans son sens ("The waters don't really go by me", "The colors don't align, a question of time"), oubliée par le monde elle reste dans l'expectative, à exiger qu'on lui donne quelque chose auquel croire. Et si le texte seul laisse une impression pathétique, la musique quant à elle enfle, enfle, tant et si bien qu'alors que Natalie scande le titre du morceau dans sa dernière ligne droite, on assiste l'air de rien aux instants les plus galvanisants de l'album, emplis d'une passion qui donne une issue bien optimiste à un morceau qu'on aurait pu croire misérabiliste.
"Beauty, a machine that's broken"
Si la première face prend une forme d'acte de foi (il est encore possible d'être sauvé par l'amour) intimement noué avec une tendresse nostalgique qui va bien au delà de l'époque bien marquée des seventies - elle vise plutôt une sorte de sentiment universel et intrinsèque à chacun de nous -, la seconde face est annoncée par la prophétique remontée du Titanic : le morceau titre tout en drones sous-marins élégants, comme si l'orchestre du bateau n'avait jamais cessé de jouer au fond de l'océan, adaptant simplement sa partition au passage des années. Et cette face semble faire office, pour celle qui a appris à rêver, d'épreuve de réalité. Il est temps de confronter sa volonté à un monde en perpétuel changement. Il s'agit également du moment où Weyes Blood tente de prendre son prochain (ami, amant, ex, inconnu notoire) par la main et lui montrer son rêve. La tâche est ardue, et "Movies" qui introduit la face n'est pas une mince affaire. Oh, musicalement c'est magnifique : la rupture avec la pop baroque seventies est consommée, on est accueilli par des arpèges analogiques dans une atmosphère subaquatique, un silence contemplatif qui regarde Natalie poser sa voix solennelle et créer des vagues entre le mineur et le majeur, entre un spleen qui respire la solitude et une extase bienheureuse. Jusqu'à un climax qui voit les synthés brusquement remplacés par des violons, et un tambourinement de batterie synthétique d'emporter le morceau vers un crescendo radieux où Weyes brille d'une lumière aveuglante . Mais pris dans le contexte de l'album, avec le clip et surtout les paroles, "Movies" peut avoir un goût de pessimisme : le parallèle est suggéré entre les histoires de cinéma et les écrans qui nous entourent partout où nous allons, smartphone en première ligne, et qui sont autant d'échappatoires au réel. Et cette ligne terrible : "Le sens de la vie ne semble pas briller comme cet écran". Dans un album qui annonce haut et fort son intention de sortir de sa carapace pour aller à la rencontre de l'autre, "Movies" est un constat individualiste presque désespéré. "Je veux être le héros de mon propre film" sonne avec une curieuse noirceur. La suite n'est pas particulièrement joyeuse, alors que sur "Mirror Forever" et sa partition plombée, Natalie se confronte à ses propres choix amoureux, qui semblent inexorablement la ramener vers des types pas nets, qui ne lui ressemblent pas pour un sou et avec lesquels ça ne peut pas marcher. Et pourtant elle y retourne...
"Nobody's gonna give you a trophy for all the pain and things you've been through"
Ce n'est qu'avec "Wild Time" qu'un rai de lumière apparaît, peut-être celui qui brille sur la pochette, alors qu'on menaçait de lâcher prise et retourner à l'état de repli dont Natalie était affligée au début de "Andromeda". Sa voix retrouve toute sa chaleur ambiguë, à la fois maternelle et solennelle, et se pose sur le mélange le plus immaculé de folk pop typé 70s et d'atmosphère synthétique futuriste. Plus que jamais hors du temps, le morceau dresse une fois de plus un constat dur, convoquant çà et là des images d'Apocalypse ("Running on million a people burning"/"Beauty, a machine that's broken"), tout en y insufflant un espoir fou, une douceur confiante, patiente, réconfortante : nous sommes tous cassés chacun à notre manière, rien ne changera jamais ça, mais regarde autour de toi, une existence enivrante t'attend. Le Titanic est dans l'espace et regarde les étoiles brûler paisiblement au son de la douce guitare et des cordes romantiques de "Picture Me Better", n'est-il pas agréable de se prendre à croire qu'il serait vraiment possible de vivre d'amour et d'eau fraîche ?
"Show me where it hurts"
Oh, tout ceci peut bien paraître ridicule. Dans un monde sujet au changement climatique, aux guerres civiles, au capitalisme dévorant, qui peut-on prétendre sauver avec de l'amour ? Mais le dérisoire, Natalie l'accepte et compose avec, les touches d'ironie en témoignent ici et là. Ce message simple est si bien enrobé dans un écrin musical bouleversant de richesse et de justesse, que je me mets à penser que le monde aurait bien besoin du bon sens optimiste de la jeune femme qui semble avoir tout compris et tout accepté du haut de ses 31 ans. Je serais bien tenté de la suivre sur le chemin de la passion durable, sa croisade est si convaincante... Je vais sans doute me viander plusieurs fois, peut-être que je n'y arriverai pas, que je baisserai les bras pour de bon. Mais alors que je me repasse Titanic Rising pour la 30ème ou 40ème fois, je ne sais pas, je ne compte plus, je sens un espoir bien dérisoire réchauffer mon cœur. Et mes lèvres se figer en un sourire serein devant la fin du monde.
"Won't you come meet me at nine?
I'll bring your worst fears if you bring mine
And we can laugh over a night of red wine"
Chronique provenant de XSilence