Nous sommes à peine un an après le triomphe de Hot Buttered Soul, et Isaac Hayes a déjà eu le temps de sortir deux autres albums. C'est dire si les idées s'accumulaient en lui. Le succès ayant désormais confirmé sa maîtrise, il peut exploiter avec tout autant de liberté ses idées.
...To Be Continued, second opus de la fructueuse année 1970, est dans le plus pur style Hayesien. La recette entamée depuis l'année dernière ne change pas. Il s'agit une fois encore de reprises de standards pop/soul, étirés pour la plupart, à des tailles variables.
Tout commence par "Ike's Rap I", qui comme son nom l'indique est un monologue de Hayes. Accompagné par un piano répétitif, un dialogue se crée entre ce qui semble être un futur soldat et son amante. Le morceau est lié au suivant : "Our Day Will Come". Reprise d'un tube du début des années soixante, il démontre que même quand la longueur n'est pas présente, Hayes sait se débrouiller : l'ambiance lounge au possible sera réutilisée par Massive Attack sur Mezzanine. Une introduction intéressante pour ceux qui n'aiment pas la grandiloquence de certains morceaux du Duke of New York.
Le morceau en lui-même fut repris de nombreuses fois par le passé. Le but d'Isaac Hayes est de prendre des morceaux incrustés depuis un moment dans la mémoire collective américaine, et de surprendre ensuite l'auditeur en poussant les compositions dans leurs derniers retranchements. Et si le morceau original était teinté d'un certain dynamisme, Hayes préfère ici ralentir et se concentrer sur son côté émotionnel. C'est tout à son honneur.
Hayes prouve que dans chaque chanson pop il y a la matière nécessaire pour créer de grands morceaux épiques et riches en sentiments autres que ceux formatés et répétés pendant trois minutes et trente secondes.
En effet, la musique pop jouant sur l'efficacité par dessus tout, la concision est de mise.
Hayes arrive à avoir l'efficacité tout en perdant la concision. Ce qui est une qualité rare quand on y pense. C'est comme si vous demandiez un steak-frites et que vous receviez un Pavé de rumsteck sur son lit de pommes de terres grillées. La forme et le fond ne sont pas exactement les mêmes, mais des liens existent, et vous vous sentez en territoire connu.
Néanmoins, trop jouer sur cette corde peut amener l'album à approcher de très près les termes de "pompeux" ou même, comme j'ai pu le lire, "gras".
Un paradoxe amusant dans la musique de Hayes, et qui est visible lorsqu'on s'intéresse à la réception de ses albums, est la manière dont les gens prennent sa musique. Certains peuvent la voir comme de la bonne musique d'ambiance, aux connotations sexuelles marquées. D'autres y verront de grands morceaux de bravoure, à l'esthétisme poussé, fondateurs de la soul des années 70. Pour ma part je trouve que "To Be Continued..." est le moins sexué des albums d'Isaac Hayes, à cause de sa mélancolie latente.
Le seul véritable problème de l'album, à mon goût, c'est que les surprises ne sont pas légion. Certes, les reprises sont admirablement ciselées, mais n'atteignent jamais le talent d'un "Walk On By" ou le groove d'un "Hyperbolicsyllabicsesquedalymystic" (j'aime vraiment écrire ce titre).
Mais qu'importe. Nous n'allons pas bouder notre plaisir. "...To Be Continued" est une autre réussite de Hayes et ce pour plusieurs raisons.
Nous retrouvons pour la troisième fois du Bacharach, sur "The Look of Love", mais c'est toujours aussi bon. Le caractère orchestral est un peu mis en retrait sur le morceau, pour y accentuer son côté clair-obscur.
"Ike's Mood I", le morceau suivant, est un prélude hanté par les choeurs prenant progressivement une place de plus en plus imposante dans la mélodie. Il est soudainement suivi par "You've Lost That Lovin' Feeling", classique parmi les classiques, mais jamais repris dans un style si épique et varié. Cuivres, piano délicat ou guitare wah-wah. Tout et son contraire peut se mélanger dans l'oeuvre de Hayes, ce qui permet un étonnement permanent, suivi d'un enchantement pour peu que nous soyons sensible à son style.
Et que dire de ce dernier morceau, "Running Out of Fools" ? Après quatre pièces où le narrateur se fait avoir par les femmes de sa vie, la fin de l'album sonne comme une revanche personnelle. Le style ne change pas, le mal a été fait et les cicatrices restent. Mais les paroles y sont bien plus sèches qu'auparavant. Est-ce que quelque chose a vraiment changé au final, après toutes ces histoires d'amourettes déchues ? Je n'en ai pas l'impression. L'album se conclut sur cette note, nous laissant quelque peu sur notre faim. Pourtant, quarante deux minutes viennent de passer ! Le faible nombre de morceaux étant compensé par leur longueur.
Si "Hot Buttered Soul" pouvait paraître comme un mètre-étalon difficilement reproductible, juge de tous les albums suivants de son auteur, "To Be Continued..." est le petit frère : légèrement moins bon, avec des traits communs, mais un style, un esprit et une ambiance qui diffèrent. Ce n'est pas une pâle copie ou une suite, c'est une variation dans le style d'Isaac Hayes.
Et surtout, c'est une nouvelle preuve qu'il est temps de parler de la discographie d'un grand bonhomme, peu évoquée dans les tops musicaux.