Hail to the Idiot

2014.
Un certain Micheal Gira prépare son nouvel album pour son groupe Swans.

En 1983 sortait Filth, premier album de Swans.
Il a 29 ans.

29 ans, c'est pas tout jeune pour lancer un groupe de rock en pleine vague no-wave.
Il produira dans cet album une musique d'une violence inégalée, industrielle, brute, sale et salissante.

Il surpasse en noirceur les groupes de metal les plus sombres grâce à une musique noire de saleté, de la saleté on ne peut plus pure.
Se serait-il douté qu'il ferait de la musique toujours plus noire 29 ans plus tard ?
Sans doute pas.

En 1996, ça fait 13 ans que les cygnes créent des albums, 13 ans durant lesquels ils ont approfondi le son sale de Filth (Cop, Holy Money), rencontré Jarboe qui deviendra le deuxième cerveau du groupe, exploré le rock gothique (Children of God), révélé une face plus calme et mélancolique de leur musique (White Light from the Mouth of Infinty), et ont, avec leur dernier album, The Great Annihilator, trouvé un équilibre entre néo-folk, post-rock et musique industrielle qui leur va comme un gant.

Pendant l'heure et quart du grand annihilateur, 17 titres ni trop longs ni trop courts critique tour-à-tour la religion ou bien l'alcool, tout en utilisant une bonne dose de mysticisme.

La recette est parfaite.
Bien trop parfaite.

Il est temps pour Swans de faire son chant du cygne, qui prendra la forme de Soundtracks for the Blind.

Une bande-son pour les aveugles car si on devait ne faire écouter qu'un album à un aveugle, ce serait celui-ci.
Les genres explorés par Gira et Jarboe sont poussés à l'extrême, toute leur musique, leur son, est ici.

Rien à ajouter, tout est là.

Swans est achevé, Gira et Jarboe partent tous deux vers d'autres projets bien plus sobres.

2012.
Micheal Gira sort The Seer, deux ans après la reformation de Swans.

Et oui, les cygnes ne sont pas morts, contrairement à ce que prétendait l'album live Swans are Dead sorti en 1997.
Micheal n'en a pas fini avec eux, il le sent.
Et après My Father Will Guide Me Up A Rope To The Sky, qui portait la pâte bien sage d'Angels of Light, le side project de Gira, The Seer nous emmène quelque part ou jamais Gira n'a auparavant osé se rendre.

Le mastodonte aveugle qui devait avoir achevé les cygnes se retrouve bien ridicule face au titanesque "Voyant", son morceau titre d'une demi-heure, ses incantations sectaires, la mère du monde au rythme entêtant nous chantant une berceuse dont on ne parvient pas à saisir la logique, sa minuscule balade trempée dans une ambiance sonore inconnue, sa voix féminine nous rassurant au milieu de la nuit profonde et ces instruments à vent lointains ne siphonnant aucune mélodie, et qui ne semblent voués qu'à nous terrifier un peu plus.

C'est une monstruosité inconnue qui sort sa tête des ténèbres aveuglantes pour nous traumatiser, comme si elle voulait laisser nos cauchemars imaginer le reste de son corps, devenant l'incarnation de la peur.
Et tuant Swans pour la deuxième fois.

Revenons en 2014.
The Seer est devenu le nouveau chef d'oeuvre de Swans acclamé par les mélomanes du monde entier.

Micheal Gira avait encore tué les cygnes, leur offrant un nouveau chant du cygne, encore plus parfait, auquel le groupe ne pourrait pas survivre.

En voulant ressusciter Swans, il les a tué en seulement deux ans.

Et l'homme au chapeau a 60 ans.

Pourquoi fait-il encore de la musique ? Peut-être que 60 ans c'est un bel âge pour prendre sa retraite. Peut-être qu'il devrait laisser tout ça derrière lui.

Mais l'homme au chapeau sent qu'il n'a pas fini.

Alors il se creuse la tête pour trouver quel avenir offrir à Swans. Qu'est-ce qu'il doit faire.

C'est alors que vint l'éclair de génie.

Le coup de foudre transcendantal qui change une vie.

Il fait absolument ce qu'il veut.

Alors Micheal écrit une messe, une messe en gloire du soleil, que le soleil revienne, c'est le seul Dieu qu'il a à vénérer, et sa messe doit durer une demi-heure, et si le soleil ne suffit pas, il nous contera l'histoire de Toussaint L'Ouverture, en hurlant à qui veut bien l'entendre notre hymne national, cocorico !
Et puis en prenant une bouffée d'air, il se rend compte que c'est grâce à ça qu'il vit, le putain d'oxygène, alors chantons-le, non, hurlons-le, hurlons-le jusqu'à se vider les poumons, jusqu'à être à deux doigts de mourir pendant l'enregistrement, l'ironie du sort est tellement grosse qu'on ne peut que se plier de rire. Et puis on a une soudaine prise de conscience, putain, on bouffe, on travaille, on baise, on aime, c'est triste à mourir, il est à deux doigts de se tirer une balle, mais il redevient soudain un gamin, ce n'est qu'un enfant, mais il se fout que les adultes se foutent de sa gueule, il prend son grand air, sa meilleure voix maléfique, ses jurons qu'il a réservé pour l'Univers lui-même, et son orchestre de fous qui a osé s'embarquer avec lui, et il fait tout exploser, synthés glitchés et cuivres déjantés, dans un grand rire de super-vilain, un meilleur Joker que Heath Ledger lui-même.
Et les adultes reviennent à la charge, bien décidés à lui faire la leçon, mais ton nom est Fuck, rétorqua Gira, alors Fuck, ça va Fuck ? T'es pas content Fuck ? Ma musique te correspond pas assez Fuck ? Encore heureux, j'aimerai pas que mon public soit composé de gens comme toi, FUCK !

Gira rit, il rit comme un abruti, il rit comme un adolescent, il en oublie qu'il a 60 ans et que personne n'aurait osé faire un album pareil !

Mais son projet n'est pas de refaire des To Be Kind jusqu'à être enterré, il n'est qu'une thérapie, le voilà plein d'espoir, plus optimiste que jamais, et on le verra deux an plus tard avec The Glowing Man, l'homme brillant.

Dans sa trilogie, si The Seer, To Be Kind et The Glowing Man peuvent paraître similaires dans la forme, ils n'ont rien à voir dans le fond.

The Seer et To Be Kind peuvent former un diptyque tant ce sont des antitheses, l'un emmenant plus loin, dans des terres Lovecraftiennes, que jamais un album n'aura été, l'autre étant un hymne à la vie plus humain que jamais, dualité parfaitement représentée par les pochettes des deux albums.

The Glowing Man, lui, nous donne un aperçu de l'avenir de Swans, un avenir aux enjeux moindres, où Gira laisse respirer son amour pur pour la musique, sans laisser trop de place à l'importance de chaque album dans la discographie des cygnes.

To Be Kind aura servi de catharsis pour Micheal Gira, c'est une page à présent tournée.
Cet album lui a permis, pendant sa tournée, de pouvoir à chaque concert, de pouvoir animer sa messe, sa messe à la vie, devant des centaines d'adorateurs l'adulant, lui, le sauveur au chapeau de cow-boy, en hurlant gloire à l'oxygène.

On imagine être dans sa tête, quand, pendant son numéro de Joker, devant une foule en transe, il sent les fameux cuivres et synthés, monter dans la folie qu'il a assidûment chapeauté.

On imagine la satisfaction, l'excitation et la pulsion de vie monter dans tout son corps.

Ça doit être ça, avoir un petit dieu entre les mains.