L’audace, l’audace fougueuse, qu’on attrapait au hasard dans nos jeunesses étoilées, dans des belles pages brûlantes, dans la cour de récré à pourchasser un but impossible à marquer, Dominique l’a-t-il encore ?
Ce goût de prise de risque et sortie des sentiers de par trop parcourus, goût du râpeux original, le goût de la gravité, d’ailleurs quel est-il ?
Pour Dominique A, il n’y a pas qu’un goût, il n’y a pas qu’une nuance mais toute une palette : il y avait le trop-épicé, thé noir dosé au plus fort de Remué - un album à la pochette mal digérée, à l’ambiance particulièrement nerveuse, crasse et dépressive, que renie plus que largement Ané maintenant.
Il y avait l’audace des étendues de belles saisons, la douceur ronde de l’orange et la toute pureté blanche de L’Horizon (et son risque de l’étendue justement, du laissez-tout-s’allonger), à la fois porte d’entrée grandiose et pourtant retenue de la mélodie encore.
Il y avait les failles captées de l’amère réglisse sèche de La Fossette, une blancheur plus grisâtre, le blanc sali du mauvais placo-plâtre, ou du ciment pollué et poussiéreux ; un blanc malade, et des chansons peureuses, anxieuses.
Il y avait le relâchement de la bride, La Musique, portrait d’un bleu nuit superbe, où l’on mangeait la madeleine de Proust de toutes les promenades de pénombre, ou la « dernière bière […] à Orvault », la Musique c’était une Sour derrière laquelle on reprenait une Stout au piment, La Matière, plus hargneuse, plus tranchante, comme si assumer autant de si belles mélodies sur toute une Face A devait provoquer un repli, une Face B moins évidente.
Entretemps, et même depuis, il y a eu des nuances moins marquées, moins audacieuses, sans tranchant (mais pas sans charmes, ne me faites pas dire ça), deux albums de mélodies qu’on ne veut plus ignorer. Et puis, et puis…
Les mêmes mots, les mêmes gestes
Clairvoyance : en un titre, en un Cycle, on a tout ce dont on a besoin pour comprendre tout ce qui viendra ; c’est la force magistrale d’Ané, de distiller plein de particules, plein de choses comme un liant, et d’en reconnaître des souvenirs, d’en entrevoir la portée.
Cycle, cycle, comme en écho au Sens de La Musique, l’artiste connaît sa carrière, ses chemins, et y retourne : la voix en souffle, qui ricoche, et des mots et des mots sur le chemin parcouru et ce qu’il reste : comme une pause sur un sommet, un point de vue de randonnée d’où l’on voit à la fois la route aller et le retour.
« Le jeu est-il de tout changer, ou de sauver ce qu’on pourra ?
Du début jusqu’à mi-chemin, de mi-chemin jusqu’à la fin… »
A travers ce petit morceau, ce rien-du-tout, on a déjà un des prismes qui permettent de dévoiler les couleurs de « Toute Latitude » ; il y a déjà deux couleurs qui jaillissent, donc, un violet-mauve d’aurore, du passé dont on tire la nostalgie des choses qui ont été, et toutes les couleurs futures de « ce qui sera, ce qu’on fera », un orange nouvelle aube déjà annoncé sur la pochette et le premier single.
L’album, c’est donc cet entre-deux, l’entretemps de la prise de recul, du moment où il faut faire un point dans sa vie, faire le vide, jeter les vieux cartons qui ne serviront plus pour avoir un peu de place en son cœur pour tout ce qui reste à venir.
« Nous avions toutes latitudes, et toute la vie… » avant que stagne l’eau, qu’on se rende compte du chemin fait (les empreintes, les traces), des détours entrepris, des chemins qui restent à choisir, des portes qu’on n’a fait que rouvrir pour citer une vieillerie superbe de l’Ané.
Alors Dominique se fait faussement accueillant sur toute une première partie d’album, les trois premiers morceaux, où le retour de la boîte à rythme est bien gentillet, mignard et accompagné de guitares apaisées… Pour plus de rigueur soudaine, de rugosité même sur un pied-de-nez à son morceau le plus connu, puisqu’on observe la mort du courageux oiseau d’autrefois : sècheresse des boîtes à rythmes, voix perturbée, beats complètement addictif en fait, et plein d’éléments new wave 90s réchauffée ; un peu comme un tournant, si ça n’était pas fait avant, on se rend compte du vécu énorme de tout l’album, les traces des choses qui restent parsemées sur douze chansons.
Parce que Dominique n’a pas juste fait les Eleor et Vers les Lueurs apaisés au possible, non, c’est aussi celui qui faisait les ardents albums cités plus haut, c’était la hargne et la rage parfois, alors il va venir tacler au plus brûlant avec deux batteries, les rythmes sanguins, pulsionnels et dansants, qui entêtent, saisissent et soutiennent (La Clairière, que diable !). Et c’est même le sombre Corps de ferme à l’abandon qui rappelle la glauquerie piochée de Remué, un spoken-word clinique, acharné où l’on se rappelle que merde, quoi, avant Dominique sortait ses albums chez Lithium.
Les mêmes mots, les mêmes gestes, et pourtant une marche annoncée, les empreintes rejointes par d’autres qui forment le convoi, puisque le temps n’est plus autant à l’introspection qu’auparavant non plus, faute à une société où tout va vite, et où il faut répondre.
Sans être une marque prégnante de l’album, on retrouve alors parfois « cette colère comme meilleur carburant », sur le chaud Décentrer, où l’on tacle la folie des hommes devant la nature : « Ne plus torturer l’animal ! », comme en miroir au « On voit de plein rayons de bêtes congelées, leur peur prête à mâcher par nos dents vermillons » de Rendez-nous la Lumière ; et déjà sur La Clairière, on parle des mouvements migratoires de manière un poil occultée (mais on se rappelle l’engagement de Dominique auprès d’associations soutenant les migrants, et ça devient plus lucide). C’est en soi un album social, où le « Nous » revient bien souvent, un album qui réfléchit aux conséquences, qui mesure son « lâcher de bride » en quelque sorte ; raisonnable mais avec quelques piques judicieuses. "Nous" qui ne refusons finalement plus de dire "nous".
La raison appelle au retour sur soi, Le Reflet aurait pu s’appeler Cycle, et vice-versa, pour les deux ce sont des « états des lieux intérieurs », de l’inspection de ce qui est venu, ce qui viendra ; c’est la force quotidienne de l’expérience, la sûreté peut-être trop grande qui pourrait casser l’audace du nouveau Dominique, mais pourtant non, non, tout est là, le surplace est toujours réfuté, l’expérience permet justement de la dépasser ; Toute Latitude est peut-être chaleureux mais « remué » justement, peut-être doux mais d’une douceur abrasive par instants. Comme fort mais uniquement avec les autres.
La couleur orange d’une nouvelle aube mêlée à l’ombre de quelques nuages.
Le goût de la confiture d’abricots âpres sur le pain de campagne.
Et qui d’autre pour nous aider, dans quels yeux quels bras se jeter ?