Quoi qu'on en dise, le départ d’Alan Wilder aura porté un sacré coup à la formation anglaise. Martin Gore perd le compagnon de jeu dont la réactivité et les expérimentations à la production ont permis de mettre en avant ses plus grandes compositions. Mais voilà, ces relations se sont dégradées, ainsi qu'avec Andy Fletcher et Flood. En manque de reconnaissance, l’aîné prendra son envol pour se consacrer totalement à son projet musical « Recoil » (j’y reviendrai… peut-être… si je n’oublie pas…)
Pendant ce temps, alors que Fletcher lutte contre la dépression, Gahan est en plein dans la défonce, au point de ne plus réussir à aligner deux lignes de chants. Son cœur lâchera et il décidera de mettre un peu d'ordre dans sa vie quand il la retrouvera, suivant un procès pour possessions illicites et une ultime cure de désintoxication. Gore quant à lui, préfère prendre ses distances et baigne à Londres dans le nouveau son électro de l'époque, le trip-hop, qui puise ses influences de toutes parts. C'est pleins d'idées qu'il retrouvera donc son équipe décomposée en 1996, et du chaos naîtra… un semblant d'étoile disons. Si on le prend dans ce sens, Ultra est bien plus un album de la « reconstruction » qu'a pu l'être Construction Time Again.
De ce fait, Depeche Mode ouvre pour une fois ses portes pour laisser jouer différents instrumentistes, conduit par un nouveau producteur, remplaçant de Wilder, Tim Simenon. Ce dernier porte bien son nom de scène, « Bomb the Bass », sa patte étant en effet portée sur le duo bass-beat, agrémentée de quelques ornements d'instruments divers, ce qui donne à l'ensemble une sensation profondément noire, allant de paire avec l'idée de dépression qui le traverse. Le problème est qu'il faut que nous la traversions aussi cette œuvre, et je ne pense pas me tromper en disant qu'il s'agit sans doute d’une des plus difficiles à s'accaparer dans la discographie des Modes.
Et ce, dès l'électrique et rugueux premier single « Barrel Of A Gun », sonnant très Nine Inch Nails, ayant comme dénominateur commun ce cher clippeur Anton Corbjin, qui s'occupera souvent de l'image des deux groupes. Pas un tube donc, le second single « It’s No Good » était un peu plus digne de l'être mais sa production minimaliste l'empêche de décoller. Nous resterons dans les bas-fonds, explorerons tout le long les abîmes d'un groupe abîmé, abîmes vécues et chantées par Gahan via le song-writing malin de Gore. Ils ne se refusent d'ailleurs pas des pistes de plus de six minutes, tout comme des pistes plus courtes composées de sons étranges, privilégiant l'atmosphère en dépit de la Pop.
De ces tréfonds naît néanmoins la lumière de temps à autres. Je pense surtout à la piste intelligemment située en fin d'album intitulée « Insight », laissant présager une sortie de gouffre pour de jours meilleurs. On y reconnaît d'emblée le groupe que nous aimons ; la voix entourée de Gahan, les mélodies salvatrices… Je garderai également d'un point de vue mélodique « Sister of Night » et « Home », qui m'ont touché à la manière d'un Songs of Faith & Devotion. Si le reste m'a laissé de côté, je reconnais la sagesse de la production, à l'image d'un « Freestate », qui reprend un son de guitare de l'Ouest typique des Modes, pour dresser un paysage de désolation, de désert à traverser comme un chemin de croix.
Un des plus difficiles albums de Depeche Mode (jusqu'à présent) est donc aussi infiniment cohérent ; intelligente métaphore de leurs propres fissures dans un trip-hop rock et atmosphérique, totalement dans l'ère du temps, avec un son qui n'a pas pris une ride aujourd'hui. Il suffit d'avoir envie d'apprivoiser la bête au-delà de la répulsion qu'elle provoque.