Comme des millions de fans, je n’ai pas pu dissimuler mon impatience lorsque le retour de John Frusciante au sein des Red Hot fut annoncé. Mon intérêt pour le groupe s’était pourtant peu à peu dissipé au cours de la décennie précédente. Sans mépriser Josh Klinghoffer (dont j’apprécie énormément tout ce qu’il a fait sur le côté), je pense qu’il n’était pas le bon choix pour remplacer Frusciante et que l’alchimie instantanée du quatuor en a pris un coup. I’m With You et The Getaway étaient des albums corrects et ponctués de jolies expérimentations mais il manquaient tout simplement de tubes instantanés, de ce mélange si précieux entre feeling funk et sensibilité pop/rock qui avait fait la grandeur des Californication et autres Stadium Arcadium.
Mais quand le groupe a annoncé le retour du fils prodigue, je n’ai pu m’empêcher de retomber quinze ans en arrière en imaginant enfin pouvoir voir le groupe de mon adolescence dans sa forme ultime. Difficile d’affirmer avec certitude ce qui a pu motiver le retour de Frusciante. Les plus cyniques diront que son compte bancaire commençait à se vider mais ce serait mal connaître un artiste qui par deux fois a quitté l’un des groupes les plus populaires de la planète parce qu’il vivait mal les affres de la vie de rockstar. Peut-être tout simplement que ce musicien exceptionnel qui a toujours regardé de l’avant - au point de quasiment abandonner la guitare pendant 10 ans pour se consacrer à la musique électronique - avait juste envie à l’aube de ses 50 ans de retrouver le confort et l’alchimie de sa bande de potes avec qui jouer a toujours semblé si naturel.
On peut dire en tout cas que le retour de Frusciante - accompagné de celui de Rick Rubin à la production - a également été celui de la méthode de travail favorite de la formation. La plupart des grands morceaux des Red Hot sont nés d’un mouvement spontané, souvent des jam entre les musiciens, une habitude visiblement retrouvée après Unlimited Love. Les titres, même les plus longs, sont souvent très simples dans leur construction afin de laisser toute la place nécessaire aux instruments pour s’exprimer. On remarque d’ailleurs que la basse de Flea occupe ici un rôle central et semble clairement mener la danse. Le gros de la galette semble construit autour des lignes de basse sur lesquelles se greffent les autres instruments.
Cela implique également un Frusciante peut-être plus en retrait qu’attendu. Le guitariste a toujours ses figures de style de prédilection : cocottes funky précises, suites d’accord évidentes et soli privilégiant l’expression et l’émotion à la technique (à coup de disto, fuzz, wah et feedback à souhait). Mais, la plupart du temps, il semble plutôt accompagner son groupe et jouer en complémentarité de son illustre bassiste. On pensera parfois davantage à l’épure sonore d’un Californication qu’au remplissage total de l’espace sonore typique de Stadium Arcadium et ses murs d’overdubs. La sagesse de l’âge et la récence de son retour ont peut-être inculqué à John une certaine modestie, appréciable même si je ne peux m’empêcher de ressentir un goût de trop peu après plus de dix ans sans avoir entendu mon héros jouer de la musique rock.
La production de Rick Rubin est également au diapason de cette approche spontanée. Quoiqu’on pense du producteur (et je suis loin d’être le dernier à l’avoir critiqué), il reste à mon sens celui qui a le mieux capté l’énergie vive et sans fioritures du groupe. Les Red Hot restent un groupe live capturé sur album, et Rubin est le premier à avoir gravé cette nature dans la roche avec le chef-d’oeuvre intemporel Blood Sugar Sex Magik. Unlimited Love est l’un des albums les mieux sonorisés du groupe depuis BSSM puisqu’il échappe miraculeusement à tout problème de compression : la plage sonore est claire, dynamique, avec chaque instrument à sa place. Qu’il est bon de retrouver le son caractéristique du groupe après le travail très questionnable de Danger Mouse sur The Getaway, parfois audacieux mais beaucoup trop “moderne” et orienté vers les bidouillages de studio.
Passons maintenant au plat de résistance : les morceaux en eux-mêmes. Le groupe s’est comme souvent lâché avec sa tracklist puisqu’Unlimited Love comprend 17 titres pour une durée totale d’1h13. C’est long, excessif même, et on ne peut s’empêcher de se dire que l’ensemble aurait été mieux équilibré avec 4-5 morceaux en moins. Pour autant, il y en a assez peu que je trouve vraiment ratés ou insipides sur l’ensemble, ce qui est déjà un énorme plus par rapport à plusieurs de leurs albums. L’album nous met d’ailleurs assez vite dans le bain avec l’excellent Black Summer. Pas vraiment le morceau le plus impressionnant du groupe au premier abord mais il témoigne du talent évident de Frusciante pour la composition pop à la fois simple et riche en personnalité (je conseille aux gratteux l’excellente vidéo de Florent Garcia qui décortique la composition du titre), avec de loin le refrain le plus catchy de l’ensemble. Here Ever After poursuit cette bonne première impression avec ses influences new wave, à mi-chemin entre Parallel Universe et Throw Away Your Television.
Globalement, c’est l’album le plus funky du groupe depuis un bout de temps. On n’est pas toutefois dans le funk sur-énergisé d’un Uplift Mofo Party Plan ou le groove lourd et teinté de psyché d’un BSSM. C’est plutôt du funk léger, estival pourrait-on dire, qui allie rythmique précise et tranquille, guitare parcimonieuse et chant mélodique facile à l’oreille. La recette donne parfois du très bon : Watchu Thinkin’ est l’un des morceaux les plus efficaces de l’album avec un beat reconnaissable, un refrain fort (ces petits arpèges à la guitare <3 ) et un solo larsénisé qui clôture l’ensemble. Aquatic Mouth Dance est complètement mené par une ligne de basse savoureuse de Flea et des arrangements de cuivres qui rappellent parfois Freaky Styley. One Way Traffic est une tentative plus mitigée de retrouver la fougue des débuts du groupe. Le mélange entre funk rapide dépouillé et chant rappé tombe un peu à plat à cause d’un manque flagrant d’énergie et le tout est surtout sauvé par un surprenant solo de basse à la fin. Même constat pour Poster Child, recyclage un peu monotone et poussif de l’excellent Walkabout (1995).
Si cette approche sonore domine l’album, le groupe ne s’est toutefois pas refusé quelques extravagances. Le single These Are The Ways pose ainsi d’abord les choses avec un couplet très doux avant de balancer la disto et les fills de batterie, en mode The Who mâtiné de pop punk. Le tout se clôture sur l’un des riffs les plus heavy de la carrière du groupe qui permet notamment à l’excellent Chad Smith de faire exploser ses fûts. La même énergie rock se retrouve sur The Heavy Wing, hommage au classic rock des 70’s dont le point d’orgue est sans aucun doute ce refrain aux power chords épais, chanté par Frusciante lui-même. Le côté melting pot ne fonctionne pas toujours à l’avantage du groupe comme en atteste Bastards of Light, assemblage un peu fade et disgracieux entre électronique, pop rock et punk hardcore.
En tant que fan de John Frusciante, les morceaux qui portent sa patte trouvent forcément grâce à mes yeux. Veronica aurait pu se trouver sur l’un de ses albums solo pré-2012. Le mélange d’épure et d’expérimentation propre au musicien trouve ici tout son sens avec ce riff arpégé d’une beauté insolente et cette cassure rythmique qui emmène le morceau vers un terrain presque psychédélique dans sa seconde partie. On pensera même carrément aux Beatles (I Want You). It’s Only Natural, peut-être mon titre préféré du lot, voit le guitariste se placer rythmiquement en retrait pour mieux laisser la basse slappée de Flea habiller l’ensemble et accompagner la mélodie feutrée d’Anthony Kieids. Mais c’est vraiment Frusciante qui élève le morceau avec ses solos et overdubs qui s’accumulent sur la fin du morceau jusqu’à créer une vraie nappe sonore teintée de mélancolie. Quant au chanteur, si j’évoque assez peu sa performance jusqu’à présent c’est parce qu’elle me semble égale à elle-même sur tout l’album. Kiedis ne sera jamais un grand vocaliste et se repose souvent trop sur ses gimmicks, d’un autre côté je ne peux imaginer une seule seconde un album du groupe sans son timbre si singulier.
Ce qui manque à Unlimited Love, c’est peut-être une vraie balade typiquement redhotienne. Un morceau à la fois lent et subtilement syncopé, bâti sur une suite d’accord évidente et avec une mélodie forte, dans la lignée de Californication ou des plus confidentiels I Could Have Lied, Wet Sand ou Midnight. Le titre qui s’en rapproche le plus ici serait probablement Not The One mais sa composition anti-instinctive, sa mélodie poussive et son absence totale d’énergie rappelle les plus heures les plus sombres de la période Klinghoffer. Tangelo est en revanche une très belle clôture acoustique (l’écho de Road Trippin n'est jamais loin) et White Braid & Pillow Chair une plutôt sympathique exploration à mi-chemin entre country et surf rock.
Difficile de couvrir l’ensemble d’un album si long et, comme souvent chez le groupe, un peu fourre-tout malgré quelques lignes directrices. Unlimited Love n’est clairement pas aidé par sa longueur mais il faut se rappeler que Blood Sugar Sex Magik culminait également à 17 titres pour une même durée de 73 minutes. Il reste pourtant considéré comme le chef-d'œuvre des Red Hot et un disque qui aura durablement marqué son époque. Ce 12e n’aura jamais la même aura, il arrive très tard dans la carrière d’un groupe n’ayant plus grand chose à prouver et ça se ressent à chaque seconde. Les quatre compères ont envie de s’amuser ensemble, de recycler leurs influences et d’essayer quelques nouveaux trucs mais certainement pas de réinventer leur son ni de mener la danse du rock mainstream comme ils ont pu le faire il y a 20 à 30 ans.
L’album manque sans doute de tubes en devenir, du grain de folie et d’audace qui a fait du groupe ce qu’il est à l’heure actuelle. Mais Unlimited Love respire malgré tout la spontanéité et le plaisir de jouer ensemble. Le retour de John a permis au groupe de retrouver son alchimie, visiblement étiolée au cours de l’ère Klinghoffer. Même sous un jour si discret et peu ambitieux, ça reste l’incarnation ultime de la formation et, quelle que soit la forme que prendra la suite de leur carrière, le seul fait de savoir que ces quatre-là font encore de la musique ensemble suffit à me réchauffer le cœur.