Y'a des trucs comme ça, vous les retrouvez des années plus tard ça vous ramène des pleines saisons par la caboche. Les endroits, les couleurs, les gens, toute une partie de votre vie se retrouve restaurée en une fraction de seconde. Oh ! j'ai rien inventé je sais, c'est le Marcel qui nous avait fait admirer le processus avec sa petite madeleine y'a cent ans déjà. Plutôt brillant le moustachu. La mienne de madeleine n'a pourtant rien de comestible, même s'il s'agit d'une galette. Noir matraque sur rouge incendie qu'elle est, je la savoure de la même manière, involontairement charrié dans les transports intérieurs.
"Up The Bracket" c'est son petit nom. Ça veut dire "Dans ta gueule" chez les britons, c'est de l'argot. Justement, tout un été que je l'ai pris dans la gueule moi ce disque, l'été de 2003 c'était. Il faisait diablement chaud si vous vous souvenez. La canicule. Tout le monde n'avait pas apprécié à l'époque. Y'en a même qui ont grogné, des vieux. Et puis ils ont cessé de grogner au bout d'un moment, après s'être métamorphosé en infini. C'était "Up The Bracket" qui passait dans ma petite tête et ma petite vie à ce moment là. "Up The Bracket" c'est ma bande son de la fournaise, définitivement.
Je me souviens pourtant que la première fois où j'avais entendu parler des Libertines, j'étais plutôt méfiant. C'était une période de renaissance, de divin revival. Un miracle qui correspondait exactement à l'éclosion d'une ribambelle de groupes à guitares commençant en "The" : Strokes, White Stripes, Libertines, Vines... C'était bonnard pour les canards de musicos, les histoires de résurrection ça fait vendre de la feuille le plus souvent, regardez la Bible. Moi j'avais même pas été mis au parfum de sa mort au rock. Alors vous imaginez un peu ma surprise à la réception de l'acte de renaissance dudit Rock'n'Roll. J'étais vraiment méfiant.
Comme je suis curieux et que j'avais vu qu'ils avaient quand même chopé le maximum d'étoiles dans le Rock'n'Folk, je me suis dit que ce serait quand même pas mal de se renseigner un peu sur les loustics, histoire de faire un peu mon mariole devant les potes le cas échéant. De ce que j'avais compris les Libertines c'était avant tout un duo, Pete et Carl, deux aimants qui s'attiraient et se repoussaient constamment. Pete Doherty : un grand échalas au teint cireux, un petit virtuose de la seringue qui lorgnait d'un œil noyé vers le fameux club des 27. De la véritable chair à tabloïd, de l'épave garantie sous cinq ans. Il mettait déjà tous les meilleurs nécrologues sur le qui-vive le gamin. Carl Barât lui, son partenaire d'engueulade, était plutôt beau gosse, plutôt fougueux, et semble t'il aussi doué que lui pour la musique et la débauche, mais plutôt dans la catégorie bibine. Il lui rendait une tête le Peter, ça faisait un duo singulièrement millimétré sur les photos, mais quelle allure ils avaient dans les clips, totalement désinvoltes dans leur tunique rouge de la garde galloise.
Le disque j'ai pas mis longtemps à le faire passer en boucle dans ma chambre, quand bien même la première écoute m'avait quelque peu décontenancé. C'est vrai, j'ai eu la même impression qu'à ma première écoute du Blonde on Blonde de Bobby (ouais je l'appelle Bobby parce que c'est mon pote t'es jaloux ?). Je me suis dit : "C'est quoi ce truc, le mec il est complètement bourré pour chanter comme ça". Mais je m'y suis fait finalement au style du mec bourré. Je m'y suis très bien fait même. Pour Doherty c’était pareil, je l'écoutais beugler à toute berzingue sur "Horrorshow", "Up The Bracket" et "The Boy Looked At Johnny" et puis j'ai fini par y prendre un sacré plaisir à l'écouter batailler comme ça, avec les mélodies et tout le reste. Il semblait toujours à la limite de la perte de contrôle. Il chaloupait, il bringuebalait, il tanguait en tous sens mais il ne rompait jamais le blafard funambule. Fluctuat Nec Mergitur qu'il était.
Et puis aussi, y'avait l'une des meilleurs chansons de la décennie passée sur ce disque, "Time For Heroes" : l'insurrection au panache, l'émeute avec style et le constat désespéré d'une jeunesse maladive, détraquée et matraquée, qui crache le sang et dégueule la société injuste qu'on lui inflige. Ça parlait à toute une génération ce truc là, en tous cas la mienne, en tous cas moi. Barât n'était pas en reste non plus de son côté. Plus carré, plus en maîtrise, il envoyait la foudre sur des rocks pêchus tel que "Vertigo", "I Get Along" ou "Boys In The Band". Tout ça ressemblait un peu à un intense croisement entre le punk des Clash et le charme déglingué d'Orange Juice, à un déferlement d'énergie et de romantisme nonchalant tout à la fois. Ça faisait comme autant de petites capsules de spontanéité et de fraîcheur dans cet infernal juillet.
Je suis d'ailleurs sûr qu'on aurait pu en sauver un paquet des petits vieux cet été là, si on leur avait fait passer le skeud une ou deux fois dans la journée. Ça leur aurait envoyer un petit peu d'air frais dans leur enfer douillet. Ça leur aurait mis le cœur en fête, comme dans les jeunes années.