C'est l'histoire d'un amouuur...
Sérieusement, citer des vieilleries douteuses sans contexte est plus fun que tenter de trancher le dilemme en présence. La relation entre rock n roll et humour, si elle remonte forcément à des temps immémoriaux, n’a jamais été très fusionnelle… ou très simple. Tout le monde aime se marrer un coup mais dès que les amplis s’allument, continuer la rigolade est souvent assez mal perçu par le public féru de binaire électrifié. D’aucuns argueront que les plus grands ont toujours su faire preuve de dérision, mais un examen plus minutieux de l’affaire révélera à quel point nous sommes loin de l’avoir classée. John Lennon affectionnait les jeux de mots et la répartie cinglante, Lou Reed n’était rien sinon un superprédateur de sarcasme et Dylan lui-même n’aurait pas accédé au statut qu’on lui connaît sans l’ironie puissante qui traverse son œuvre. Pourtant, on s’accordera sur le fait qu’aucun des exemples pré-cités ne faisait preuve de complaisance dans la gaudriole. Frank Zappa y allait un peu plus fort, mais le pastiche de son approche était suffisamment référencé pour rallier une foule d’initiés susceptibles de rire avec lui. Beaucoup se souviendront davantage de ses légendaires taillades de shorts (Peter Frampton sur I Have Been in You, pan dans les dents !) que de la veine surréaliste qui alimentait son travail (Terry Bozzio dans le rôle de Satan sur l’hilarant Titties & Beer). Autre exemple : Nick Cave. La prestance ténébreuse du personnage a souvent éclipsé l’humour de certains de ses textes, pourtant façonnés par un maître de l’ironie littéraire ayant d’ailleurs publié plusieurs romans à la fois féroces… et désopilants. Même combat pour Alice Cooper, qui a toujours martelé que le grand-guignol de sa présentation n’aurait jamais été remarquable sans de bonnes chansons et une grosse louche de rigolade (pensez à des facéties comme Be My Lover, Elected, No More Mr Nice Guy, Model Citizen, Caffeine, ou encore Is It My Body?, rendue encore plus amusante par l’âge actuel du monsieur). Est-ce d'ailleurs un hasard si Vincent Damon Furnier doit son pied à l’étrier à Frank Vincent Zappa ? Certainement pas. Plus récemment, on croisait quelques tentatives comme The Darkness qui, une fois passé l’effet de surprise, se retrouvaient coincés dans un entre-deux peu enviable (Sont-ils sérieux ? Probablement pas, ce qui les discrédite d’emblée chez ceux qui chercheront un AC/DC en peluche fluo. Si en revanche c’est une blague, à quel point est-elle amusante sur la durée ?). Quant aux Foo Fighters, la fibre comique de leurs vidéos a régulièrement contribué à leur conquête du grand public. Un peu comme Rammstein, en somme, qui ne ferait pourtant pas rigoler grand monde sur le plan purement sonore.
Venons-en bel et bien à Wet Leg, sémillant duo indie pop en provenance de l’Ile de Wight, qui entérine sa présence internationale avec notre sujet du moment : ce fort sympathique premier album. Confessant ne pas trop avoir compris ce qui leur arrivait, Rihan Teasdale et Hester Chambers s'étaient retrouvées propulsées sur le devant de la scène avec tout juste deux chansons rendues publiques. Elles avaient notamment effectué une percée à quelques millions de vues Youtube via Chaise Longue, single sorti pile à temps pour l’été 2021, parfait clin d’œil en forme de pied de nez pour séance de bronzette dans le confinement d’une terrasse en temps de pandémie mondiale. Or, une fois remis de la catchitude de la chanson, nous sommes face à un constat évident. C’est drôle. Vraiment drôle. Et intentionnellement drôle, qui plus est. Que ce soit pour les plans de la vidéo où les deux copines sautillent au milieu des champs en robes mormones ou pour ce texte :
Is your muffin buttered?
Would you like us to assign someone to butter your muffin?
-Excuse me.
-What?
-Excuse me.
-What?
Is your mother worried?
Would you like us to assign someone to worry your mother?
-Excuse me.
-What?
-Excuse me.
-…What?
(les prestations live sont généralement ponctuées d’un fourire entre les deux filles à cet endroit précis du couplet)
Comme pour prouver que la facétie pétillante du single n’était pas un accident mais bien la moelle épinière du duo, le reste de l’album taille ses vertèbres dans le même bois. Ur Mom est une charmante lettre d’insultes délivrée avec un flegme tordant, Wet Dream une rêverie clandestine où Rhian Teasdale, au volant de sa voiture, s’incruste par hasard dans le songe érotique d’un type qui finit par lécher son pare-brise sous les yeux très mollement choqués de la chanteuse. Piece of Shit explore les conséquences en chaîne d’un rendez-vous manqué à cause d’un réveil mal réglé. Bref, les vignettes rigolotes en demi-teinte abondent, car les deux anglaises maîtrisent l’art de l'instantané cocasse comme fort peu à une époque qui ne manque pourtant pas de perches tendues. Faire rimer « bubble bath » avec « higher path » ou « you’re so woke » avec « diet coke » est d'ailleurs moins instinctif qu’il n’y paraît. Wet Leg appartient manifestement à la catégorie des artistes qui préfèrent se moquer du monde que s'en alarmer. C'est justement là que se situe l'essence même de la question, dans une perception populaire où l'humour est plus volontiers associé à la verve corrosive de Dylan et Cohen qu'à un univers de douce mélancolie, qui ne revendique rien de plus que sa propre liberté de rêver en s'amusant de temps à autre d'une stupidité qui passe par là. Il y a beaucoup de qualités indéniables à retirer de cette démarche insulaire à plus d'un titre. Le vent de fraîcheur qui s'en dégage fera à coup sûr un bien fou à celles et ceux qui seront volontaires pour se laisser embarquer.
Le versant musical du projet n’est évidemment pas en reste. Les jeux de contrastes grungy sur Too Late Now et Angelica font du pied aux Breeders, la batterie (étonnamment bourrine pour un album indie pop) sur Oh No a un arrière-goût sympathique de Queens of the Stone Age, Supermarket vise la morgue mi-molle façon Pavement et I Don’t Wanna Go Out ne dépareillerait pas chez Phoebe Bridgers. Il faut dire que Wet Leg sait aussi s’entourer, puisque l’album est produit par Dan Carey, connu pour avoir récemment bossé avec Grimes, Squid, La Roux et Fountains DC, mais également avec les Kills, Tame Impala et Franz Ferdinand plus anciennement. Son travail sur la dynamique des compositions est particulièrement à propos, suivant cette tendance Pixiesienne qui fait débouler les guitares sur les refrains après des couplets où les voix susurrées des chanteuses sont soutenues par la section rythmique. Soulignons justement un atout inopiné du duo : leur accent insulaire du sud-est britannique, responsable de cette diction charmante et presque enfantine qui contraste joliment avec leur prose à l’ironie mordillante. Quelques chansons se révèlent moins marquantes (Convincing, par exemple), mais l’album ne recèle aucun ratage notable. Au contraire, on en ressort avec la séduisante conviction d’avoir fait un joli petit tour dans un charmant paysage printanier, qui révélera sûrement tout son potentiel pendant l’été, lors de soirées feu de camp suivies de longs débats entre amis dans la quiétude enveloppante des nuits du mois d’août. Singulier par sa fraîcheur à la fois candide et malicieuse, ce premier album de Wet Leg est donc une affaire à suivre des plus réuissies. J’avais ouvert cette critique en citant Dalida pour rigoler, je terminerai en citant Rhian Teasdale pour plus de cohérence avec le sujet... et aussi pour rigoler une nouvelle fois. « Okay, everybody hold on to your buttholes! ». Personnellement, je serai au rendez-vous pour la suite. J'amène les marshmallows.