Arraché de la gangue matricielle dans laquelle tu t’étais calcifié, tu apparais enfin à la surface. L’univers du dessus transparait à tes yeux voilés et las, et cet extérieur qui rentre en toi t’effraie, te tétanise, te dissous déjà dans d’indicibles profondeurs. Avec le zèle et l’ardeur d’un nouveau-né balafré par une vie qui s’achève, tu hurles au monde l’immonde marque de sa substance.
En orbite autour de Manuel Gagneux, tête-pensante de Zeal and Ardor, se concrétise un ensemble atypique, fier et féroce de musiciens. Depuis le second album « Strange Fruit » parût en 2018, le gospel suisse n’a cessé de s’étoffer, de s’affirmer dans son identité plurielle et étrange, ouvrant les flots d’un fleuve nouveau, quelque part entre l’hommage aux esclaves noirs et la hargne d’un metal avant-gardiste. Forgé dans la poussière par le sang et l’acier, l’offrande est cette fois ci plus brûlante encore, terreuse et mâture. On comprend bien que l’album est éponyme, car il parvient à capturer l’essence de ce qui fait la force du groupe depuis ses débuts en 2017 : placer un pont entre des styles, des cultures, des époques, ou plutôt ramener la musique metal à ses origines : un psaume noueux adressé avec fièvre et courage par tout un peuple enchaîné par l’homme blanc.
Malgré le terreau puissant de l’histoire barbare, palpable dans chaque composition du groupe, Zeal and Ardor ne rentre jamais dans le conflit ethnique pour autant, et ne confine jamais ses thématiques à un combat dualiste. Rien n’est blanc, rien n’est noir dans cette musique aux nuances fortes, qui pourtant dénote par les brisures radicales de ses passages : du blues mélancolique aux déférentes maniaques, chaque hymne détient sa part d’ombres et de lumières, clarté et obscurité basculant côte-à-côte dans un bouillonnement lyrique et sensuel à l’aura presque démoniaque. Car ne l’oublions pas, Manuel Gagneux aime aussi tacler l’emprise religieuse comme il se fait un devoir de scander la liberté des peuples oppressés ou de questionner la folie de notre espèce.
Musique menaçante et menacée, sorte de slogan en transe qui ne milite jamais directement mais se place radicalement du côté des hommes complexes mais libres, Zeal and Ardor démontre toute la furie, l’audace et la sensibilité de sa palette artistique à travers un ensemble homogène et riche de titres assez courts mais aux émotions bien élancées : des spasmes de Run aux dissonances d’Erase, des ondulations escarpées de Golden Liar aux saveur brunes de Hold Your Head Now, c’est tout un monde qui se construit et s’effondre tour à tour, mené d’une main habile par un élan émotionnel constant. Jamais le groupe ne sacrifie son accessibilité et sa catchiness, jamais il n’oublie d’être féroce, polymorphe, en bref : singulier et surprenant. Certains titres sont très intenses, comme Emersion, Feed the Machine ou Götterdämmerung (comme si Muse avait mangé du lion furibond). Les hurlements de Manuel Gagneux, alliés aux guitares syncopées et à la batterie martiale digne d’un Strapping Young Lad , nous rappellera que les ambiance du groupes ne sont pas du domaine de l’éther et du flottant, mais plutôt ancrées dans la suie et l’acier d’un sol gorgé de sacrifiés. L’aspect très carré et poli du son pourra en rebuter certains, et c’est vrai qu’on aimerait parfois voir les morceaux se libérer totalement de constructions encore un peu trop standardisées, afin d’exprimer pleinement leur puissance existentielle. Mais Zeal and Ardor semble vouloir rester dans un format « radio » qui, il est vrai, lui fait gagner les hospices des médias, au détriment de concessions et d’un contrôle attentif de ses brasiers.
Plus proche d’un death metal tribal, groovy et industriel que de la scène black metal à laquelle on le rattache pourtant, il importe finalement peu de classer Zeal and Ardor dans une catégorie ou une autre, puisqu’il s’amuse à les briser et à les transcender dans une succession de hits à la fois personnels et percutants, troublants et regorgeant de sens. Comme le font Ghost ou Leprous dans des terrains bien différents, la musique de Zeal and Ardor possède en elle suffisamment d’originalité pour parler d’elle-même à une multitude, et imposer un style de metal à la fois directement accessible et longuement réfléchi aux masses souvent réticentes. Cet album éponyme est un sommet dans la construction d’un style à part entière, passionnant et unique, qui évolue doucement et qu’il faudra que Manuel Gagneux continue à faire avancer, sauvagement, intuitivement, dans les landes sombres de son inconscient.