Où suis-je? Qui suis-je? Suis-je le jouet d'un fantasme névrotique? D'une savante illusion? Je suis l'homme perdu dans l'immensité glaciale du magma temporel.
Zeit est la privation absolue de repère. J'avance à taton au coeur de ce monument infini, antichambre du néant.
Il n'y a plus d'espace, de borne. Mais un cheminement indistinct, faussement aléatoire. Les murs sont en perpétuel mouvement, valse innommable et enivrante, tantôt prison écrasante, oppressante, tantôt vide accablant à l'écho incertain, la chute sans fin, l'oubli. Tangerine Dream peint sa musique, ne la joue pas, dessine ses mélopées, les habille d'un arrière-plan coloré. Puis l'efface aussi sec, magie électronique, retour au rien, la page blanche (ou noire), l'utopie créatrice, le recommencement salvateur. De la Musique à l'Art.
Zeit est la renaissance éternelle, l'âme de l'Homme en stéréo. La venue au monde sauvage, le parfait balbutiement de l'innocence. Et l'immensité naturelle de l'univers. Énigme immémoriale. Tangerine questionne mais jamais ne répond, ne libère l'esprit pris au piège.
Le premier acte emprisonne les sens du visiteur. Dès lors plus d'échappatoire. Le chef-d'œuvre ne tolère nulle déviance, nul égarement de l'auditeur. Peu d'albums ont cette poigne démoniaque à même de conquérir l'intégralité des sens. Jusqu'à la déraison.
Il n'y a plus de temps. Distordu, syncopé, martyrisé, celui-ci rend les armes. Zeit est atemporel. Je perçois une vague mise en place rythmique, un semblant de cohérence assimilable. Fausse piste à nouveau, désorientation, chamboulement, je crois revisiter le temps, explorer son passé.
Zeit est immense, soixante-quatorze minutes de démence créatrice. Pour que la toile puisse se tisser en paix. Pour que l'entité puisse déployer ses ailes. Pour brouiller tout à fait chaque parcelle de raison.
Sur les cendres du Krautrock, déjà oublié, Tangerine Dream bâtit son oeuvre sensorielle sans limite. Tout et rien à la fois. Électronique mais viscéralement organique. Expérimentale au sens propre du terme. Là est la création pure. Là est le génie musical. Là est la liberté, le déni des genres, des acquis.
Zeit est une oeuvre philosophique, au sens qu'elle invite à la pensée, qu'elle offre autant qu'elle exige. Elle ne raconte rien, elle n'est que le voyage intime dans l'esprit libéré d'une puissance créatrice, réflexion sans fondement ni nature.
Elle est aussi mystique, porte ouverte vers l'au-delà, l'autre-chose. Car tout y est possible. Là, les convictions vacillent. Les idées tremblent. Qui suis-je pour affirmer, qui suis-je pour me prétendre savant? Le déboussolement offert ici est salvateur. Il ouvre les portes que l'humanité s'évertue à fermer. Il annihile l'illusion de sécurité qui mine la pensée vraie.
Zeit pousse la Musique aux limites de ce qu'elle peut offrir et l'Art dans ses derniers retranchements. Froid, terrifiant nihiliste mais sublimement recherché, il est une pièce maîtresse du patrimoine de notre temps.