Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, le récit d’un voyage de l’auteur au Mexique. Sa première publication date de 2009. Cette bande dessinée est l’œuvre d’Edmond Baudoin, pour le scénario et les dessins. Elle est en noir & blanc et compte quatre-vingt-quatre pages.
À Paris, le 30/10/2007, un dessin en pleine page : un homme debout nu contemple une femme allongée, nue également. Le cinq décembre 2007, au Mexique, à Amatlán, le jardin, vu de l’intérieur de la maison, les feuilles de lierre sont en fer forgé, derrière se trouvent une cour et un arbre. Le même jour, dans cette cour, deux chiens, un jaune et un noir, dorment au soleil. Le chien jaune a les yeux très bleus, avec une pupille noire au milieu, le souvenir d’un ancêtre du Grand Nord. Le même jour, la vue depuis la terrasse de la maison, deux vautours tournent là-haut, au-dessus des montagnes. Suit une représentation réalisée le lendemain, de la maison vue de la route pavée : elle se trouve à l’extrémité d’une allée, au milieu de la végétation. Toujours un dessin en pleine page : l’intérieur de la maison, il ne faut pas marcher pieds nus, il y a des scorpions. Un dessin d’église : Edmond indique qu’il est au Mexique puisqu’il dessine une église mexicaine, l’église Santa Maria à Tepoztlan, le six décembre 2007. Dans cette ville, il rencontre un Italien dans un café : il s’appelle Andrés, il vit ici. Ils se parlent, Edmond lui dit qu’il fait de la bande dessinée. Son interlocuteur lui répond qu’il y en a un qui vient ici tous les étés, un auteur comme lui. Qui ? Golo. Qui ? Golo ?... Edmond n’en revient pas : son ami Golo, parisien et égyptien, bientôt mexicain, ici !
Première promenade dans la montagne qui est derrière la maison le sept décembre 2007. Désir de voir, d’aller là où tournent les vautours, dans leur paix. Zapata s’est caché ici. De la vallée montent des hurlements qui n’ont pas de pauses, les aboiements des chiens, beaucoup de chiens, errants aussi. Peut-être qu’en bas, les hommes silencieux crient leurs misères à travers les gorges des chiens ? Le soleil se couche, il faut redescendre. Le lendemain, Edmond fait la connaissance de Manuel, Anne, Juan Pablo. En son for intérieur, il s’interroge. Encore une fois un livre. Encore ?... Un carnet de voyage ? Il est assis dans un jardin, quelque chose comme un jardin. La couleur dominante est celle de la brique, du beige aussi avec des taches vertes. On est environ à 1.700 mètres d’altitude, début décembre, il fait doux. Il y a des arbres dans ce jardin, des ciruelos, une espèce de prunier dont les fruits ont le goût des oranges, un peu, avec un gros noyau. Deux maisons se font face, dans celle qui est dans son dos il y a Anne, Anne écrit pour plusieurs journaux français. Devant, il y a celle où il loge avec elle, elle c’est Neige. Il l’entend rire avec Magali dans la cuisine. Magali donne des cours de philosophie dans une université à Cuernavaca.
Qu’il soit familier de l’écriture d’Edmond Baudoin, ou qu’il le découvre avec cet ouvrage, le lecteur éprouve vite une forme d’accoutumance à la forme très libre de sa narration. Le récit commence sous la forme de dix illustrations pleine page, avec une date (celle à laquelle elle a été réalisée), un court texte explicitant ce qui est représenté. Le lecteur comprend que l’auteur a réalisé ces dessins sur le vif, parfois au pinceau, parfois à la plume. Il s’agit d’images descriptives où le lecteur peut reconnaître ce qui est représenté, avec un degré de précision variable, jamais avec un aspect photographique, que ce soit dans la précision ou dans le détail. En planche six, l’artiste s’attache à détourer chaque élément présent dans la grande pièce de la maison, mais avec des traits irréguliers, sans texture, et presqu’aucune ombre portée. En planche quatre, il reproduit l’impression que donnent les arbres devant la montagne, avec des traits de pinceau appuyés pour reproduire l’effet de silhouette de ces éléments, sans aucun détail sur l’intérieur des surfaces qu’il s’agisse des feuilles ou des troncs. Dans les pages suivantes, à une ou deux reprises, les images s’avèrent être composites associant deux ou trois éléments issus de prises différentes, encore accompagnées d’un texte soit laconique soit composé de plusieurs paragraphes. Ce n’est qu’à partir de la planche vingt-six que le lecteur découvre des compositions plus classiques de cases alignées en bande, la plupart avec une bordure de case, le temps de six pages. Puis revient le mode en illustration accompagnée d’un texte.
Edmond Baudoin choisit la forme et la composition de chaque page comme bon lui semble, au gré de sa fantaisie. En tout cas, dans un premier temps, le lecteur se dit se dit que l’auteur suit l’inspiration du moment. Mais s’il a lu d’autres ouvrages, il sait qu’en fait Baudoin compose bel et bien chaque ouvrage, peut réaliser plusieurs brouillons d’une page, tout en s’accordant une liberté totale, sans se sentir contraint de respecter une attente implicite du lecteur sur un format de cases disposées en bande. L’effet ne s’apparente pas à celui d’une bande dessinée et déstabilise dans un premier temps car le lecteur ne retrouve pas l’effet de la régularité de disposition des cases, ou l’interaction attendue entre phylactères et images, et dans le même temps ce n’est pas un texte illustré, ou des images commentées. C’est une sensation de liberté peu commune en bande dessinée, à la fois des images et des mots sur des pages rectangulaires, à la fois quelque chose d’inattendu, d’impossible à anticiper à chaque découverte d’une nouvelle page. Même un lecteur familier de l’artiste se retrouve surpris. Tout d’abord en planche 18 quand il comprend qu’il lit les mots de Neige, Edmond ayant fait participer sa compagne : elle raconte son état d’esprit quand Edmond souhaite qu’elle vienne danser avec lui sous les yeux des villageois à une fête, et qu’elle ne se laisse pas convaincre. De la planche trente-six à la planche quarante-trois, le texte n’est plus manuscrit, mais en caractères d’imprimerie, Neige évoquant en prose le viol dont elle a été la victime et son incidence sur sa relation avec Edmond, les images devenant effectivement une illustration sur le bord, les planches quarante et quarante-et-un en étant même dépourvues. Pour autant, l’esprit du lecteur a eu le loisir de s’habituer à la malléabilité de la narration et il se lance dans ces pages de texte avec plaisir, sans même songer un instant à renâcler parce que ce n’est pas de la BD.
En planches onze et treize, l’auteur développe un texte de plusieurs paragraphes dans lequel il s’interroge sur ce qu’il est en train de faire, sur la nature de son récit, de son ouvrage. Un carnet de voyage ? Encore une fois un livre… Pour dire quoi ? Le chemin ? Son chemin ? Le lecteur ressent au fil des pages que l’auteur n’agit pas par automatisme, qu’il ne se contente pas de raconter ce qu’il voit, ce qu’il ressent, sa façon de vivre sa relation avec sa compagne Neige. Il s’interroge sur la première planche avec l’homme et la femme nus, puis découvre ces images qui montrent les lieux qui entourent Edmond Baudoin, comme croqués sur le vif, mais en fait montrant ces endroits avec sa sensibilité, sa subjectivité. Il se dit d’ailleurs que le narrateur a opéré un choix dans ce qu’il montre, dans ce qu’il représente, que sa subjectivité s’exprime également dans ce qu’il a retenu pour être montré, qu’un autre auteur aurait fait d’autres choix, aurait montré d’autres lieux, ou les aurait montrés d’une autre manière. De ce point de vue, le récit s’apparente bien à un carnet de voyage, avec les lieux du quotidien, avec un peu de marches, de voyages qui s’apparente à du tourisme, mais à l’opposé de celui de masse. Le lecteur voit ces paysages par les yeux de l’artiste, et il perçoit que celui-ci est attaché à rendre compte de ce qu’il voit, pas à plaquer une conception préalable sur ce qu’il découvre. Cela donne un carnet de voyage très personnel.
Toutefois, ces pages ne peuvent pas être réduite à un carnet de voyage à Amatlán et dans ses environs, parce qu’Edmond Baudoin raconte également sa relation avec Neige. Il le fait en assumant sa subjectivité personnelle, en la faisant ressortir. Il ne présente jamais ses pensées comme une vérité, mais bien comme sa perception des choses, de cet être humain qui n’est pas lui, de ses projections. Dès la planche treize, il indique explicitement qu’il a soixante-cinq ans lors de ce voyage, et que Neige en a trente. Il a une conscience aigüe à la fois de la transgression que cela constitue vis-à-vis des conventions sociales, sans développer le pourquoi desdites conventions, et de son désir pour elle. Il n’insiste pas particulièrement pour son respect pour elle, mais le lecteur qui déjà lu d’autres bandes dessinées abordant le sujet de ses relations avec la gent féminine, connaît à la fois son pouvoir de séduction, à la fois son respect absolu du consentement. Il ressent qu’Edmond ne veut en aucun cas mettre en œuvre une quelque forme d’ascendant que lui donnerait son âge sur elle. Le lecteur comprend que dans ces conditions l’auteur ait souhaité donner la parole à Neige, qu’elle ait pu exprimer son point de vue, ses ressentis, qu’ils figurent dans l’ouvrage. Cet aspect-là de la bande dessinée est traité avec une rare sensibilité : l’auteur se met à nu avec une honnêteté totale, tout en préservant une pudeur qui évite au lecteur de se sentir de trop, ou de devenir un voyeur. Cet album est également un carnet de voyage vers l’autre dans une relation amoureuse, dans toute sa singularité, et dans le même temps dans tout ce qu’elle peut avoir d’universelle, avec exécution d’une rare beauté.
Une bande dessinée d’Edmond Baudoin de plus… Et c’est déjà beaucoup. Un carnet de voyage à nul autre pareil, dans lequel la sensibilité de l’auteur s’exprime dans chaque dessin, chaque phrase, chaque construction de page. Un voyage géographique en dehors des sentiers battus, avec une perception du quotidien et des paysages qui n’appartient qu’à cet auteur. Également un voyage amoureux, une relation fragile, délicate, difficile à faire accepter aux yeux des autres, et même aux yeux de l’auteur, avec une exigence de soi pour ne pas profiter de son charme et de son âge, ne pas abuser d’une forme d’ascendant, construire un consentement réciproque entre deux êtres uniques.