Alice aux Pays des Merveilles, chez les japonais, c'est ce qui se rapproche le plus des troubles obsessionnels compulsifs, avec les petites culottes et les oreilles de chat. Sitôt qu'un auteur est en panne d'inspiration, ou veut se donner une caution onirico-occidentale, il tire le lapin blanc de son chapeau et il réadapte l'ouvrage à sa sauce, tantôt en décalquant Full Metal Alchemist (Pandora Hearts), tantôt en faisant vibrer la corde rose bonbon (Alice au Royaume de toutes les cartes possibles et inimaginables), pour ne citer que les deux meilleures ventes dans l'hexagone.
Au point que les vieux de la vieille, qui appréciaient la blondinette avant qu'elle ne devienne une icône gothic lolita mainstream, ne peuvent plus voir le chat de Cheshire en peinture et n'ont plus qu'une envie : boycotter toute oeuvre qui compte un chapelier fou au casting.
Une chance pour "Are You Alice ?", la finesse et la modernité du graphisme "vocaloid-style", l'élégance de la mise en page, le découpage super-stylisé des planches et le jeu des contrastes appellent à l'indulgence. Ce n'est pas encore du Shirow Miwa mais ça saura flatter la rétine du lecteur exigeant, et ce n'est déjà pas si mal - surtout par les temps qui courent.
Mais le fond, dans tout ça ?
Bonne nouvelle, il est dans le ton, c'est-à-dire à la hauteur. Sans être intellectuellement inaccessible (loin s'en faut), "Are You Alice ?" décide de jouer ses cartes face cachée et de reprendre à son compte l'imaginaire absurde de l'oeuvre originelle pour la japoniser juste ce qu'il faut. Plutôt que de devoir s'infuser pour la énième fois les clichés du manga tout public cosplayés en Alice-tsune Miku, le lecteur se trouve malmené de rencontres en rencontres dans un univers aux règles floues, aux créatures grotesques et à la logique défaillante. Le scénariste s'amuse à embrouiller les références, sans jamais ancrer son récit dans la réalité ni satisfaire aux exigences narratives d'une histoire digne de ce nom. Le début n'en est pas un, les personnages semblent errer sans but, à la dérive, s'affubler de noms, de buts ou d'allégeances dont ils ont tôt fait de se lasser, les dialogues ne mènent nulle part, les questions répondent aux questions et rien paraît n'avoir de sens. Où est-on ? Qui est-on ? Pourquoi ? Rien n'est dit et c'est ce qui sauve ce manga de l'indifférence.
L'entreprise n'évite pas certains clichés, hélas, et rien ne dit non plus que la tea-party ne virera pas au balloche populaire au bout de quelques tomes. Mais contre toute attente, ce premier volume pose
de (très) bonnes bases.
Ou plutôt il n'en pose aucune ; et c'est justement pour ça qu'elles sont bonnes, dans ce contexte.