Bajram construit son récit sur des images fortes, voire très fortes. Lorsqu'il réussit à les enchaîner dans une séquence chronologique continue, le récit se fait dense, lourd, prenant. Les Tomes 1, 2 et 3 en constituaient une belle preuve.
Le tome 4 se devait de préparer ce que Bajram appelle "Le Déluge" (dans son obstination à nous coller un parallèle brinquebalant entre la Bible canonique et les évènements du récit), et, précisément, assez peu d'images fortes dans la première moitié du tome 4, en attendant l'horreur de la deuxième moitié. Déduction : Bajram s'ennuie un peu quand la tension retombe, et le ton du récit s'en ressent.
Ce tome 5, dans sa puissance remarquable, nous montre mieux les choix scénaristiques de l'auteur : entre les images très puissantes qu'il nous assène, il se permet carrément des raccourcis narratifs parfois bavards, pour résumer les séquences intermédiaires qui ne mettraient pas son art en valeur.
Le tome 5 n'est pas drôle. Deuils, morts, suicides, déprimes. Au premier chef, le deuil que les membres restants de "Purgatory" doivent faire de leur planète d'origine, et, quand on en voit les débris cuits et recuits graviter autour de l'enfer magmatique central, on se dit qu'en effet, on se suiciderait pour moins que ça.
Bon. Quels raccourcis narratifs ? Il y en a deux :
1) Quand Kate lit à ce qui reste de "Purgatory" un livre résumant les trente dernières années d'histoire. C'est plein de politique, ça rappelle pas mal la Guerre Froide, il n'y a pas de gros cataclysme là-dedans (sauf ceux déjà racontés), donc Bajram a préféré zapper et résumer en quatre planches les temps faibles de son épopée. Dans ces quatre planches (je les localiserais mieux si l'éditeur et l'auteur avaient daigné numéroter soit les pages, soit les planches, mais on ne peut pas tout avoir, hein ?), ce sont carrément des bandeaux narratifs serrés, venant à l'appui d'images gris-bleu censées connoter le passé.
2) Les mémoires de Milorad, devenu paraplégique, et de sa victime Amina El Moudden, qui l'a épousé. Trois planches et demie nous ressortent ce bleu-gris pour évoquer le passé.
Donc, que reste-t-il ? Beaucoup de choses.
* D'abord, dans les séquences d'ouverture en noir-blanc-orangé, c'est Milorad, cette fois, qui nous est restitué dans l'horreur de ses traumatismes juvéniles, et qui nous est montré comme une victime de traitements cruels et inhumains (pour parler comme les droitsdel'hommistes calés en euphémismes). Milorad, déjà bien obsédé de la quéquette à 13 ans, se fait fouetter jusqu'au sang par les popes orthodoxes de l'orphelinat où il a échoué, because il est allé dans la chambre d'une fille la nuit, et ça n'a pas plu à tout le monde. Bon, déjà, le Milorad, on voit que le viol d'Amina n'était pas son coup d'essai, et donc on va pas trop le plaindre. Occasion pour Bajram de nous resservir le vieux cliché du prêtre sadique et obsédé par la répression du cul et de ses périphéries.
Que le pope se rassure : Milorad va être bien puni, car -est-il dit nettement plus loin- la balle que lui a tiré Amina lui a sectionné la moelle épinière, ce qui a pour conséquence -je cite- : "que je ne remarcherais ni ne ressentirais plus jamais rien en-dessous de la ceinture." Justice immanente, puisque ce qui était incriminé chez notre Slave, c'était justement l'hypersusceptibilité de ce qui était chez lui au-dessous de la ceinture...
* Il ne faut pas oublier qu'on avait laissé Kalish et ses zozos en plein à la naissance du faisceau gravitationnel qui générait le trou de ver n°2. Normalement, au minimum, ils auraient dû être désintégrés, et même plus que ça. Ben non. Ils se retrouvent à une distance ahurissante de...la Voie Lactée, dans ces entre-deux galactiques incartographiables, même en cinq dimensions, dont la seule évocation emplit de terreur : et si j'étais perdu, moi, dans un coin de l'univers, sans rien pour me repérer, et à une distance désespérante de mon monde connu ? Voilà bien une image très forte, couplée à la panique primitive d'être perdu dans le vide, dans le néant. Bajram réussit à nous coller une partie au moins de cette panique.
C'est pas tout ça, mais après envoyé Kalish en un point quelconque de l'univers, il faut l'en faire revenir, parce que l'éditeur attend la suite du récit. Alors, c'est là qu'on voit que Kalish est bien Einstein II : dans une situation qui rendrait fou de trouille n'importe quel être doté de réflexion, Kalish, en griffonnant des petits trucs sur un hublot, explique comment ils se sont retrouvés là, et surtout comment ils vont revenir aussi sec à la case départ. Et en plus, ils reviennent. Kalish est un dieu de la science. Bon, son explication de jokari est assez Bajramienne : c'est n'importe quoi, mais dès qu'on sort le mot "quantique", il est convenu de faire semblant de comprendre et de s'exclamer "Bon sang, mais c'est bien sûr !", alors qu'on n'a compris que dalle.
* Kalish, enfin, se révèle malgré tout comme un homme, et pas comme un pur esprit matheux. Il se pique une déprime abyssale en constatant les effets du "déluge" (je mets ce mot pour ne pas trop spoiler), et veut en finir avec la vie, car il se croit responsable de 20 milliards de morts. (Moi, j'en serais à seulement une centaine, je m'arrêterais déjà de compter). En plus, il rêve au postérieur de Kate, qui a le mauvais goût de sommeiller en petite culotte, et il fait des complexes d'avoir 42 ans, soit dix-huit de plus que Kate. Visiblement, Bajram n'avait pas tenu compte des modes cougars à l'époque de son scénario. Kalish aurait moins culpabilisé. L'obsession de Kalish est bien rendue dans une planche accolant des images en une composition sans les séparer dans des vignettes. Quant à sa culpabilité, elle donne lieu à quatre superbes planches de cauchemars infernaux, dans lesquelles l'horreur va croissant en une savante gradation, et l'éclatement de folie se traduit par la torsion progressive des séparations entre les vignettes. Ca n'a pas empêché Kalish de griffonner sur un support informatique la recette de la téléportation à distance illimitée, qu'il vient d'inventer entre deux fins du monde. Précieux, le mec.
* Encore plus tragique, ce qui arrive à Mario et à sa dulcinée. Notre looser latino cherche à se prouver son propre courage jusqu'au bout, occasion pour Bajram de dessiner une planche traumatisante sur ce qu'il advient de Williamson, ainsi que deux splendides images de ce qu'il advient dans l'affaire de la station alpha. Toujours des images fortes.
* Enfin, politiquement, les Compagnies Industrielles de Colonisation ne sont pas sans évoquer la Chine actuelle. Non, pas d'yeux bridés et de nouilles de riz au programme, mais association d'un régime fasciste-totalitaire et d'un régime économique hyper-libéral, ouvert à toutes les exploitations économiques de travailleurs, de territoires, et à l'épuisement frénétique des ressources disponibles. Kalish sème déjà des idées de résistance.
On passera avec pudeur sur les vains efforts que Bajram déploie pour établir un parallèle entre la Tour de Babel et ce qui arrive dans son récit. Il se paie même le luxe, pour la première fois, d'enrichir son récit d'images religieuses naïves pour montrer que le capitalisme pourri des CIC ressemble au symbolisme de la Tour de Babel. Foireux, tout ça. La Genèse d'origine est de plus en plus torturée, et surtout, à quoi cela peut-il bien nous servir ?
Ca remue bien tout de même. Bajram est un super grand conteur, et un illustrateur inspirant le respect.