Ce tome est le premier d’une heptalogie qui a fait l’objet d’une intégrale en deux tomes : Intégrale Bruce J. Hawker tome 1 (2012) et Intégrale Bruce J. Hawker tome 2 (2012). Cet album a été réalisé par William Vance (1935-2018) pour le scénario et le dessin, et par Petra Coria pour les couleurs. Il a été prépublié une première fois en 1976/1977 dans les numéros 1650 à 1652 du magazine Femmes d’aujourd’hui, puis les numéros 1 à 43. Il a été prépublié une seconde fois dans les numéros 209 à 220 du journal de Tintin en 1979. La première édition en album date de 1985.
1800. Mardi 10 janvier. Le vent glacial souffle dans les ruelles déserte du port de Londres, balayant la neige poudreuse contre les façades des dépôts et des maisons… Dans le mauvais temps, le lieutenant Bruce J. Hawker se tient sur un ponton, et il enlace dans ses bras Caterine Hooper, sa fiancée. Celle-ci le prie de revenir vite et elle se demande en son for intérieur quand il lui reviendra. Le jeune homme qui va prendre le commandement du H.M.S. Lark, saute dans la chaloupe qui l’attend, et les deux marins rament pour l’amener jusqu’à son navire, toujours sous une pluie battante avec des rafales de vent. Un homme d’équipage souffle dans son sifflet pour signaler la montée à bord du capitaine. Le lieutenant George Lund vient se présenter à lui. Hawker lui demande de faire déposer ses bagages dans sa cabine et de convoquer les deux capitaines du convoi qu’ils escortent, et tous les officiers de bord, pour vingt-et-une heure dans sa cabine. À l’heure dite, les capitaines du convoi s’approchent du Lark. Sur le canot, ils partagent leurs informations sur Hawker : il a à peine vingt ans, il s’est fait remarquer par l’amiral Nelson à bord du Vangard pendant la bataille d’Aboukir, c’est un peu grâce à lui que l’amiral a échappé à un éclat de ferraille…
Pendant ce temps, les officiers du Lark sont réunis dans la cabine du commandant. C’est le lieutenant Lund, les sous-officiers Jackson et Burns, le midship Spence, et le maître d’armes Kelly. Bruce J. Hawker les invite à s’assoir et il s’adresse à eux : il a reçu de l’amirauté l’ordre de prendre le commandement de ce navire qui doit escorter deux bateaux de commerce, deux bateaux chargés d’armes et de munitions destinées à leur base qui garde et contrôle la Méditerranée. Gibraltar ! Il continue : Ce convoi ne peut à aucun prix tomber entre les mains de leurs ennemis ! Il faudrait plutôt le détruire. Il pose quelques questions : Le Lark est-il prêt à appareiller à n’importe quel moment ? Combien d’officiers à bord ? L’équipage est-il composé d’enrôlés de force, de bagnards, ou de volontaires ? Les canons sont-ils neufs ou vieux. Les officiers répondent à tour de rôle : L’appareillage peut être immédiat, il y a sept officiers ceux qui sont ici et le lieutenant Ilvers et le midship Reeves qui sont de quart. Tous les marins sont des volontaires. Les canons sont usagés. Les capitaines Riley et Higgins entrent à leur tour dans la pièce. Bruce J. Hawker décide qu’ils lèveront l’ancre à trois heures demain matin.
Ce n’est pas la première bande dessinée franco-belge focalisée sur un aventurier de la mer : avant il y a eu la série Barbe-Rouge (à partir de 1961, trente-cinq albums) par Jean-Michel Charlier (1924-1989) scénariste, et Victor Hubinon (1924-1979) dessinateur… et depuis il y en a eu de nombreuses autres. Ce n’est d’ailleurs pas une série de pirates, puisque le personnage principal occupe les fonctions de lieutenant dans l’armée du roi George III (1738-1801). L’artiste et ici scénariste a débuté sa carrière en 1962 dans le Journal de Tintin. Il est passé à la postérité pour avoir illustré la série XIII (tomes à 1 à 17 et 19, de 1984 à 2007), ainsi que les séries Howard Flynn, Ringo, Bob Morane, Bruno Brazil, Rodric, Ramiro, Marshall Blueberry (les deux premiers albums). Les sept albums de la série ont fait l’objet d’une intégrale en deux tomes, chacun bénéficiant d’un copieux dossier en introduction, évoquant aussi bien l’inspiration initiale pour la création du personnage, que la publication originale dans le magazine belge Femmes d’aujourd’hui. Comme avec toute bande dessinée datant de plusieurs décennies, le lecteur peut craindre une lecture pesante du fait de codes narratifs d’un autre âge. Il découvre rapidement qu’il n’en est rien. Le contexte, situé dans le passé, permet au récit d’éviter le travers d’être marqué par son époque, l’histoire de ces aventures maritimes donnant la sensation d’être intemporelles, dans le sens de ne pas être dépendante de l’époque de leur création.
Le lecteur tombe également rapidement sous le charme de la narration visuelle. Là où il redoutait de copieux cartouches de texte ou des dialogues d’exposition interminables, tout commence avec un dessin en pleine page et une cellule de texte brève. Une silhouette enveloppée dans un lourd manteau, une lanterne à la main, et une neige qui évoque l’écume d’une mer démontée, un effet mêlant ainsi la terre ferme et la mer démontée. Sur la deuxième page, vient ensuite une case de la largeur de la page, un quai de profil, avec la texture des piliers de bois et l’océan calme à cet endroit, la silhouette d’un navire dans le fond, perceptible uniquement par ses mâts. Page en vis-à-vis, le canot avec la silhouette du lieutenant et des rameurs, une eau plus agitée, sous la pluie, une composition mêlant gris et bleu acier. Les deux pages suivantes reprennent le principe d’une case de la largeur de la page, occupant les deux-cinquième de la hauteur, à gauche le Lark battu par les vents et la pluie, à droite le canot qui peine à avancer dans ces conditions météorologiques. En planche neuf, une case de la largeur de la page occupe les deux tiers de la hauteur, une vue magnifique du Lark, tout en ombres, dans la nuit, sous la lumière de la Lune, le ciel se confondant avec l’océan dans la légère brume. Tout du long, le lecteur va ressentir les embruns, tantôt sous la pluie, tantôt dans une mer agitée, puis voir les mouettes abandonnant le sillage du convoi qui a changé de cap. Ensuite il se retrouve avec l’équipage dans un banc de brume épaisse, il voit apparaître un navire espagnol juste sous ses yeux sans aucun signe avant-coureur, un peu plus tard il découvre le navire encerclé et bientôt soumis au tir nourri des canons ennemis.
L’artiste a investi un temps impressionnant pour représenter avec fidélité les navires, les voiles et les cordages, les armements et les uniformes. Il transcrit avec une aisance élégante les humeurs de l’océan, l’élément liquide étant animé par les vents, par les phénomènes météorologiques, par les courants de manière naturelle, rendant bien compte de la masse des eaux déplacées. Les mouvements des navires correspondent à l’effet de l’océan. Avec un minimum d’effets, l’artiste sait communiquer la course du navire, son positionnement par rapport aux navires assaillants. Le lecteur ressent dans la direction d’acteurs, la sensation d’un équipage aux ordres des officiers, eux-mêmes suivant les directives de leur commandant de bord : l’effort collectif pour naviguer, les postures professionnelles de chacun, dictées par leurs responsabilités ou leur tâche. Éventuellement, le lecteur peut relever un recours un peu trop régulier aux plans poitrine ou au gros plan pour montrer la détermination farouche des officiers et des marins, pendant les phases de dialogue ou de déclaration. Pour autant, ce choix de mise en scène parvient à conserver le rythme de la narration, grâce à des alternances entre les différents personnages, et des dialogues concis. Puis une nouvelle séquence magnifique avec des plans plus larges survient, faisant souffler un vent frais.
Le scénariste focalise son intrigue sur une chronologique linéaire : une mission a été confiée à ce jeune commandant de bord et de convoi, il découvre en cours de route une mission secrète dans la mission, et l’affrontement avec l’ennemi survient. Le récit est inscrit dans l’Histoire, à la fois pour la position de l’Angleterre dans l’ordre du monde, à la fois par des éléments concrets et spécifiques comme les Powder Monkeys (des jeunes garçons chargés de l’approvisionnement des charges des canons d’un navire). Le texte est écrit de manière assez formelle, par exemple : Quarante bras solides se mettent en devoir de faire tourner le cabestan ; Comme des araignées dans leur toile, les gabiers grimpent sur les haubans vers les marchepieds des vergues ; Les gabiers s’avancent à l’extrémité de la vergue, soutenus au-dessus du vide par le marchepied […] Le lecteur se rend compte incidemment que la narration revêt une forme adulte, sans héroïsme trop altruiste, et en évoquant des facettes peu reluisante de la société de l’époque (par exemple le travail de ces jeunes garçons). La dernière séquence tourne autour de la torture des prisonniers, en mentionnant des actes barbares très concrets comme : Du vitriol et des tenailles pour les ongles, Sel et vinaigre pour les blessures, Et fers rouges pour éviter les saignements. Le tome se termine par quatre pages consacrées à l’artillerie au temps de la marine à voiles : de courtes phrases occupant un quart de la page, illustrées par de généreux dessins, et même cinq photographies de repérage prises par l’auteur.
Quelle que soit sa motivation initiale (découvrir une série patrimoniale, approfondir sa connaissance de l’œuvre de Vance, lire les aventures initiales de ce héros avant la trilogie de Bec & Puerta), ce premier tome contente rapidement le lecteur, par sa narration adulte, la mise à profit du contexte historique et son respect, l’amour de la mer de l’auteur, et le plaisir de conventions de genre bien utilisées. Une bande dessinée classique qui n’a rien perdu de sa saveur et dont le temps n’a pas altéré les qualités, avec la sensation de faire partie d’un équipage efficace, et d’accepter la reddition en s’étant battu de son mieux.