Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, et indépendante de toute autre. Ce tome comprend les 4 épisodes, initialement parus en 2012/2013, écrits par Ales Kot, dessinés et encrés par Morgan Jeske, avec une mise en couleurs de Sloane Leong. Avant de plonger dans la lecture de ce comics, il faut avoir conscience que la narration est aussi rigoureuse qu'expérimentale. Cette histoire bénéficie d'une introduction louangeuse de Joshua Dysart, le scénariste de la série Unknown Soldier, mais aussi de la série Harbinger. Ales Kot a réalisé un deuxième récit thématique en 2015 : The surface dont la postface indique qu'il s'agit de la suite thématique de Change. La lecture de The surface donne une envie immédiate de lire Change.
Le récit s'ouvre avec une page cryptique relative à une femme dont le texte précise qu'elle a accouché d'un enfant mort-né, mais qu'elle n'a jamais été enceinte. La deuxième page montre le rappeur W-2 assis sur le lit de cette femme, son cadavre en arrière-plan, et l'évocation de quelque chose qui gigote sur le sol. La troisième page montre qu'il s'agit en fait de W-2 (Wallace Maya de son vrai nom) passant en revue le scénario de film écrit par Sonia Bjonrquist et lui disant qu'il faut qu'elle procède à des retouches. Elle s'en va en claquant la porte, s'en grille une sur le parking, et vole la voiture de W-2.
Et après ? Il y a cette histoire d'astronaute (qui n'est pas nommé) qui revient de la mission spatiale Onstad, à bord du vaisseau Janus, et qui s'approche de la Terre. Il y a ce culte bizarre qui semble vouloir évoquer des grands anciens à la HP Lovecraft. Il y a aussi cet homme (non nommé également) qui aime une femme souffrant de trouble de la personnalité. Il y a ces 2 agents gouvernementaux qui espionnent Sonia Bjornquist pour capter ses différents scénarios. Il y a le meurtre de Werner l'agent de W-2. Il y a encore beaucoup d'événements sans lien de cause à effet discernable immédiatement.
Effectivement, la narration de cette histoire déroute dès les 2 premières séquences. D'accord, il s'agit d'un extrait du scénario conçu par Sonia Bjornquist pour répondre aux spécifications (non explicitées dans la narration) de Wallace Maya. Mais même avec ce recul, les 2 premières planches présentes 2 situations liées entre elles, avec un lien de cause à effet assez lâche, sans précision sur leur temporalité, difficiles à interpréter. En outre le lecteur n'arrive pas à se départir de l'impression que ces 2 pages mettent en scène des situations qui sont en rapport avec l'intrigue générale du récit, sans pour autant réussir à les exprimer par lui-même. Le sens semble juste à portée, et pourtant il se dérobe.
Le lecteur comprend donc rapidement qu'il ne s'agit pas d'un récit traditionnel, avec une intrigue claire, une temporalité basée sur une chronologie linéaire, ou des personnages bien établis. Il constate qu'il semble y avoir plusieurs fils narratifs plus ou moins reliés entre eux, et qu'une partie de son énergie doit être dirigée vers le repérage des éléments communs à ces fils pour identifier les schémas. Une fois cette prise de conscience effectuée, il adapte son mode de lecture en fonction de ces spécifications. Il se laisse porter d'une situation à l'autre, sans pouvoir se raccrocher à une logique linéaire, il cherche son plaisir de lecture dans l'instant présent de chaque scène en remettant à plus tard la compréhension globale de l'intrigue dans son ensemble. Il se met en mode ressenti, en essayant de se montrer à la hauteur de la narration papillonnante.
Un vaisseau spatial, avec à son bord un seul astronaute ? Le lecteur apprécie l'idée de voyage, de solitude, de prise de recul, de possibilité d'observer des phénomènes invisibles à partir de la Terre. Une secte avec capuche, couteaux sacrificiels et une adoration pour un monstre venu du dehors ? Il doit s'agir d'une manière de mettre un peu d'action dans le récit, à moins qu'il ne s'agisse d'une métaphore d'une peur de quelque chose, d'une phobie peut-être. Difficile à déterminer. Los Angeles est la nouvelle Atlantis ? Si ça peut faire plaisir à l'auteur, pourquoi pas ? Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Quel sens donner à cette affirmation, de quoi Atlantis est-elle le symbole ? Mystère, aucun personnage ne s'explique à ce sujet.
2 agents secrets qui espionnent une scénariste qui semble être géniale, mais incomprise ? Pourquoi pas. Ales Kot joue là sur un mythe urbain, celui d'une organisation gouvernementale officieuse qui pirate les idées de génie des créatifs pour nourrir ses propres desseins, à moins qu'il ne s'agisse d'une entreprise privée. La star (ici le rappeur W-2) qui est enlevée par un culte : on est là encore entre la réalité des faits divers et les légendes urbaines de Los Angeles. C'est peut-être une piste d'interprétation de voir ces séquences comme autant de matérialisation de fantasmes urbains, une façon de faire éprouver au lecteur une réalité pétrie par les mythes modernes, arbitraires nécessitant de se laisser aller avec le mouvement, sans espoir de le maîtriser. Ça révèle un possible axe de narration dans lequel s'inscrivent plusieurs séquences, du meurtre dans un bureau aux dimensions gigantesques, à la capsule spatiale qui s'écrase sur la plage, aux pieds des protagonistes.
Le lecteur détecte un deuxième axe narratif assez fort, celui des relations interpersonnelles. Wallace Maya s'inquiète pour sa femme Rhubard que les images montrent être enceinte. Le lecteur devine au travers des sous-entendus que l'accouchement n'a pas du bien se passer, ce qui renvoie à la séquence d'ouverture (j'en étais sûr qu'elle contenait un deuxième niveau de sens). Le lecteur constate que l'un des personnages récurrents (non nommé, un homme avec des cheveux noirs) évoquent lui aussi sa relation suivie avec une femme (non nommée) et sa difficulté de gérer les troubles de la personnalité de sa compagne. Ce même personnage évoque également une femme morte dans un accident d'autobus, sa femme ou sa mère, ou un amalgame des deux.
Le lecteur détecte un autre phénomène récurrent : les événements impossibles. Dans cette catégorie, il peut ranger le badge de Werner (avec l'inscription "Je veux déféquer sur ta pelouse"), l'exécution à bout portant d'un personnage principal qui revient avec le crâne défoncé par la suite, un drone aérien qui acquiert une conscience, ou encore la capsule Janus qui arrache le deuxième visage d'un personnage (Janus contre Janus). Le lecteur peut y voir une forme de surréalisme, d'écriture automatique, ou de rapprochements à la truelle. Mais ce concept de Janus peut également évoquer le fait que ce personnage soit aussi un double fictionnel de l'auteur.
Morgan Jeske réalise des dessins avec des traits fins pour les détourages. Il ne dessine pas pour faire joli, les visages et les silhouettes étant marqués par le quotidien. Il n'hésite pas à représenter de nombreux détails dans les cases quand le scénario l'exige. Il n'utilise pas pour autant une approche photoréaliste, ce qui lui permet d'intégrer dans les images les éléments les plus incongrus (même un monstre gigantesque en train de péter) sans qu'il ne se produise de hiatus visuel entre eux. La mise en page varie fortement d'une séquence à l'autre, totalement inféodée à l'intrigue. Le lecteur a du mal à se faire un avis sur les dessins car ils sont entièrement au service de la narration. Ils sont réduits à l'état de vecteur du récit. D'une certaine manière, c'est leur qualité première que de s'effacer pour devenir l'écriture visuelle du scénariste.
En y repensant, le lecteur se rend compte que Morgan Jeske utilise un graphisme détaillé évoquant la bande dessinée indépendante européenne, de type récit intimiste. Sans écraser les dessins, la mise en couleurs de Sloane Leong a tendance à les unifier dans chaque séquence, jusqu'à ce qu'ils en perdent leur unité. Pourtant, il y a bien des cases incroyables, comme la surface du grand ancien (que le lecteur finit par rattacher à la texture du cerveau d'un personnage), cette case en ombre chinoise où une boîte crânienne explose sous l'impact d'une balle, cette balade au bord de la plage, cette chambre d'enfant avec des jouets en désordre sur le sol, etc.
Arrivé à la fin de ce tome, le lecteur n'est pas très sûr de son ressenti vis-à-vis de ce récit hors norme. Il n'a pas perdu son temps, car Ales Kot sait évoquer des impressions persistantes. Il sait communiquer la sensation de vivre dans un monde qui nous échappe, dans une succession d'événements arbitraires à l'importance relative et changeante avec le temps qui passe. D'un autre côté, il a l'impression de ne pas avoir compris l'intention globale de l'auteur, malgré des mises en page sophistiquées pour traduire les sensations par le découpage des cases. Il n'arrive plus à savoir s'il s'agit d'un exercice de style encore un peu brouillon, ou d'une immersion dans un esprit en pleine crise de fantasme, refusant d'identifier les schémas, avec un esprit incapable de digérer les informations transmises par ses sens.