Le regard de l'enfant sur Coquefredouille
Parti d'un amour prononcé pour la nature et ses petits animaux, qui a déterminé ses décisions de vie personnelle jusqu'au bout, Raymond Macherot ose franchir ici un cap qui augmente la féérie de la série : habillant ses personnages, il pousse cette démarche "anthropomorphisante" jusqu'à faire évoluer Chlorophylle et Minimum dans un royaume de fantaisie animalier, Coquefredouille, où les animaux vivent selon les moeurs humaines, et adoptant les décors et les techniques en usage à l'époque de Macherot.
Le thème est simple : Anthracite, l'ennemi par excellence, criminel dans l'âme, introduit des animaux carnassiers à Coquefredouille pour le servir dans ses desseins d'enrichissement et de pouvoir personnel. Ces animaux, ce sont les Croquillards (un furet et une fouine), qui vont tenir en respect la maigre armée de Coquefredouille tout au long d'un récit adorable.
La féérie, c'est avant tout les dimensions : les animaux représentés par Macherot sont de petite taille (toutes sortes de rongeurs, des oiseaux), et leur vision du monde est donc celle qu'aurait un petit enfant : tout est plus grand que lui, et il ne peut que s'inventer un espace à lui plus restreint pour se fabriquer une intimité dans un monde géant qui na pas été conçu pour lui.
Or, justement, la féérie, c'est que Coquefredouille est fait pour les petits : maisons, routes, habits, trains, etc. L'enfant (qui s'est résigné en nous à laisser la parole à l'adulte "responsable") se réveille à la vue de ce fantasme réalisé par "Chlorophylle", et retrouve la fraîcheur et la puissance émotive autrefois vécue dans ce petit monde fait pour les petits. "Une route à notre taille ! C'est incroyable !" (Chlorophylle, planche 3).
Sous le prétexte de soigner les rhumes à répétition de Minimum, les héros migrent - à dos de héron, c'est autre chose que Ryanair - vers une contrée plus ensoleillée supposée être bénéfique à la santé de notre champion du coryza. Et là, deuxième couche de féérie - inaccessible probablement à ceux pour qui la Côte D'Azur n'est plus qu'un enfer de routes polluantes, de béton ayant dévasté la végétation, et des plages précaires agressées par les baraques à frites et le bide du voisin à quatre centimètres de votre bout de serviette de plage - Macherot nous restitue la vraie Côte d'Azur des années 1950-1960, celle qui avait des atouts pour fasciner. Des murs blancs, de belles tuiles bien rouges, des volets verts, des pins parasols, des petits ports; des routes littorales à peu près désertes (quand je parlais de féérie, hein ?); la possibilité de s'arrêter n'importe où pour se trouver en contemplation paisible de la nature (planche 8). Les publicités et les enseignes commerciales simples et naïves des années 1950-1960 (planche 5). Le linge pendu entre deux murs, et toujours cet espace vital considérable pour les personnages, étant donné qu'il y a vraiment peu de monde dans les villes (planche 31).
Certes, ses petites teuf-teuf des années 1920-1930 sont anachroniques dans ce cadre (planche 4), mais elles ont l'avantage de placer Coquefredouille dans cette temporalité holistique propre à l'enfance, où l'on mêle sans scrupule rationnel les images fortes de chaque époque. Quel enfant, devant un film, n'a pas rêvé d'aller aider un chevalier de la Table Ronde avec une mitraillette ou un avion ?
Coquefredouille est une utopie : on ne sait pas vraiment pourquoi les hommes n'ont pas connaissance de cette île, qui est posée d'emblée dans son isolement du monde et dans sa singularité; et, dans le discours explicatif servi à la planche 6, s'il est bien affirmé que les moeurs de Coquefredouille sont bien le résultat d'une évolution animale en vase clos (ce qui fait de Macherot, mine de rien, un darwinien optimiste, donc un "progressiste", au regard des débats qui agitent l'eau de notre bocal depuis quelques décennies), un autre principe semble crucial pour le maintien de la paix idyllique qui règne dans l'île : "Il n'y a jamais eu sur cette île ni hommes, ni animaux féroces" (planche 6); si, en cela, Coquefredouille offre à l'enfant lecteur l'idéal d'un monde à lui, qui lui permettrait de s'affirmer, on note que la condition majeure de la paix, c'est l'absence de prédateurs. C'est sans doute un truisme, mais nos immigrationnistes forcenés feraient bien d'y penser lorsqu'ils ouvrent nos portes aux hystériques du braquage, du cambriolage et de la Kalachnikov à visées génocidaires avouées.
Le roi Mitron, dans sa petitesse naïve et vulnérable, est bien le roi sympa de ce monde de l'enfance tendre et débonnaire, où le mal - la force, représentée par les armes à feu, le tank et les repas carnivores des Croquillards -
n'est pas maîtrisé par l'enfant - en attendant qu'il grandisse...
Macherot glisse vers le monde du roman-feuilleton style fin XIXe siècle : les personnages s'enracinent dans leurs traits de caractère permettant au lecteur de trouver d'agréables repères, mais aussi transgressant la vraisemblance pour dramatiser les situations; ainsi, si Minimum est l'enrhumé (planche 1) asservi à ses besoins physiologiques (ce qui le démarque de Chlorophylle- planches 8, 9 et 14), Anthracite est ressuscité sans explication, et poursuit sa route criminelle; indice de l'époque : la conscience morale d'Anthracite lui apparaît sous forme d'un ange blanc en très mauvais état (planche 12), comme, par exemple, à Milou dans "Tintin au Tibet". Cette représentation d'origine chrétienne, évacuée des BD actuelles, prouve au moins deux choses : que, dans les années 1950-1960, le christianisme faisait consensus auprès des lecteurs - et formait donc partie intégrante de la culture nationale; que le souci de rectitude morale, même imposé à l'individu par des pressions pédagogiques d'origine religieuse ou laïque, était bel et bien actif au quotidien. On appréciera ce qu'il en est aujourd'hui...
Anthracite, qui semble n'avoir eu aucun mal à monter une entreprise de transports par bateaux à Coquefredouille, applique ici une des règles du capitalisme (pourtant peu contesté avant 1968 en France, sauf au PCF) : obtenir le monopole d'un service collectif pour pouvoir imposer ses prix. L'odieux, ici, se confond avec le capitaliste... La réplique comique du Croquillard, planche 43 (préférer manger le directeur de banque, plutôt que d'avoir des ennuis avec les syndicats en mangeant un employé) va dans le même sens. Il paraît que Macherot, d'ailleurs, a eu des ennuis pour avoir impliqué les syndicats dans cette réplique. Les chiens de garde du monde honorable des adultes veillent.
On apprécie le prolongement de la tradition des sergents recruteurs, où il suffisait à un beau parleur d'enivrer quelques pékins pour obtenir d'eux un engagement dans l'armée ( planche 27). Ici, Chlorophylle et Minimum vont faire leur service militaire...
Le fait que les Croquillards survivent montre que Macherot respecte la nature et n'est pas dupe de sa féérie : les prédateurs sont la loi de la nature, et l'enfant doit malgré tout s'attendre à en trouver pas mal sur sa route.
Après avoir passé un moment de ravissement.