Le titre, assez long, résume assez bien l'atmosphère générale de l'album : rien n'y est vraiment net, et les personnages, apparemment sympathiques et plutôt lisses, révèlent progressivement leur histoire personnelle assez sombre. Le rythme des dévoilements, certes graduel mais pas toujours vraisemblable, est à deux doigts de faire basculer la lumière du récit dans l'obscurité, et ce n'est pas un mince mérite, pour les auteurs, que d'avoir réussi à maintenir la narration sur une incertaine ligne de crête, jusqu'à la fin, elle même mi-figue mi-raisin.
Le début pourrait tirer vers la face claire des choses, encore que le héros soit d'emblée présenté comme mal dans sa peau : José Suarez, chilien au physique légèrement amérindien autochtone, gagne sa vie en servant de guide aux touristes qui passent. Débarque une fille (Joan) qui se le paie à elle toute seule pour visiter le Chili. Bon, c'est clair, se dit le lecteur : la fille étant seule et jolie, elle va illico tirer José-le-perturbé de sa mélancolie au moyen de quelque rapprochement romantique et / ou torride dont les conventions romanesques ont le secret.
Oui, eh bien non. Au fil de flashbacks plus ou moins heureusement introduits dans le récit, on apprend progressivement le passé de José, et on comprend qu'il a des raisons sérieuses de ne pas exulter d'allégresse à chaque seconde. Au moins, se dit le lecteur, si la vie de José n'est pas drôle, Joan semble, pour sa part, gaie, dynamique, entraînante, heureuse de vivre, empreinte de cette pétulance enfantine qui pousse à céder à ses premières impulsions dans la joie et la bonne humeur. On y croit, jusqu'à ce qu'on en apprenne davantage sur le passé de Joan, et là, bof, on se dit que son enjouement est peut-être un peu forcé et revêt un caractère compensateur par rapport aux réalités d'arrière-plan de sa vie personnelle.
Les récitatifs sont toujours rédigés à la première personne, ce qui accentue l'empreinte subjective de la narration, sauf que... la personne qui parle dans les récitatifs change au cours du récit sans prévenir, et cette incertitude ajoute à celle qui se dégage de l'intrigue.
Le choix du Chili comme décor de l'action n'est pas innocent : il se prête à la fois aux représentations de solitudes grandioses, théâtre rêvé pour les confrontations à soi-même, les méditations et les fuites devant les horreurs du réel. Mais le Chili, c'est celui de Pinochet (ou plutôt, on le verra ici, de l'ex-dictature de Pinochet - page 60), avec ses iniquités, ses tortures et ses traumatismes; c'est aussi un pays latino-américain, où la violence et les braquages quotidiens sont exploités ici. C'est aussi un pays de paysages superbes, que Fanny Montgermont représente en se surpassant.
L'harmonie entre l'histoire et le dessin est évidente : rien n'est très clair. Fanny Montgermont travaille en couleurs directes, ce qui la contraint à gérer les zones de contact entre deux nuances de couleurs ou d'éclairage par apposition de tons plus ou moins clairs, et chaque plage de couleur est enrichie d'ondes, de légères coulures irrégulières, voire de vagues de mouchetures (voir la planche 1) qui rendent le dessin finalement plus convaincant lorsqu'il est vu à distance; c'est l'un des principes de l'impressionnisme, et on n'est nullement surpris lorsque l'impressionnisme et Monet sont explicitement cités page 29. Les ajouts de couleurs produisent souvent des effets de salissures, des détourages suggérés, des émergences cotonneuses et vaporeuses (pages 19-21). Superbe double-page sur la lagune Miscanti (pages 26-27), avec des reflets de montagnes dans l'eau et l'ombre portée des touffes d'herbe sèche confondants, et une colonie de flamants des Andes (pages 28-29).
Fanny Montgermont est virtuose pour la restitution des contrastes de luminosité; dans le dessin de couverture, les polygones minéraux salins se perdent dans le lointain blanchi d'un soleil ennuagé, en respectant un gradient d'illumination croissant en direction de l'horizon, sans qu'on puisse clairement discerner des paliers nets dans cette progression. Page 34, un rêve d'abandon dans l'eau moirée d'une piscine, qui envahit la page par la grâce d'une superposition de vignettes sur le fond. Seul bémol : le statisme des attitudes, même dans les scènes mouvementées.
Très belle réussite du point de vue de l'atmosphère. Le récit laisse au coeur mélancolie et incertitude, et sait présenter avec sympathie les attitudes de compensation et de survie face aux malheurs éprouvés par les personnages. La vie est douce-amère.