Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 11 : Troubles au paradis (1995) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 1996, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée par Renaud (Renaud Denauw), et mise en couleurs par Béatrice Monnoyer. Elle a été rééditée dans Magnum Jessica Blandy intégrale T4.
Dans une maison de San Francisco, Marc Watts est assis sur le canapé en train de regarder la fin de Les Forbans de la nuit (1950) de Jules Dassin, avec Gene Tierney et Richard Widmark à la télé, et de penser combien le silence lui permet de se reposer. Il décide d'aller manger un peu : il prend un reste de saumon dans le frigo. Il passe par la salle de bain pour redresser son nœud de cravate, et jette un coup d'œil rapide à la jeune fille nue à la gorge tranchée dans la baignoire. Al, chauffeur de taxi, est en train de déchiffrer les lettres sur le tableau d'un ophtalmologiste. Mick lui indique qu'il ne voit vraiment plus bien et que de nouveaux verres ne seront pas suffisants pour qu'il conduise en toute sécurité. Al lui explique qu'il n'a pas le choix, qu'il lui faut pouvoir travailler encore 6 mois pour pouvoir rembourser les médicaments de sa femme. Jessica Blandy profite de sa plage privative et de sa superbe villa, en compagnie de Kim (Kimberley Lattua). Cette dernière lui indique qu'elle a rencontré quelqu'un, Émile Sausek, dont elle est vraiment amoureuse, au point de ne pas avoir encore couché avec lui. Marc Watts est entré chez lui et sort de son garage ; sa voisine madame Peabody se plaint du comportement de son chien qui harcèle Mitzi son petit Shih-tzu. Watts la laisse dire, s'excuse et promet de mieux s'occuper de son chien. En son for intérieur, il pense que le lendemain, il ira avec son chien chez le vétérinaire et qu'on n'en parlera pus.
Le soir, Jessica Blandy mange avec son agent littéraire et évoque le sujet de son prochain livre : une biographie de son père. L'agent n'est pas très enthousiaste sur le sujet, ne voyant pas l'intérêt de raconter la vie de Josuah Blandy. À titre de comparaison, il évoque la série de meurtres de jeunes femmes, en supputant que le tueur possède peut-être lui aussi un style, un ton unique. Marc Watts est en train de prendre un apéritif au Daiquiri Motel, en attendant son rendez-vous, un certain monsieur Hobbs pour lui vendre L'univers des oiseaux en six volumes. Il observe les autres clients, dont un couple : Kim et Émile. Leur vue provoque en lui un inconfort qu'il doit faire cesser le plus rapidement possible. Kim prend congé d'Émile pour aller se changer dans la chambre. Watts la suit et la surprend. Il lui tranche la gorge avec un coupe-papier effilé. Émile est retenu quelques temps dans la salle de restaurant parce que sa carte bleue ne passe pas. Pendant la nuit, Jessica rêve de Kim : elle est sur une plage, Kim est un peu plus loin en train de gravir une dune. Elle lui montre sa main guérie et elle continue à monter jusqu'à disparaître. Le lendemain, Jessica Blandy est appelée au commissariat par l'inspecteur Robby, pour reconnaitre le corps.
Arrivé au douzième album, le lecteur se demande quel type de polar Jean Dufaux et Renaud vont développer. Ils commencent très fort avec un individu très calme et très posé (Marc Watts), mais visiblement pas bien dans sa tête puisqu'il vient de tuer une femme dans la baignoire de son appartement. Le lecteur admire la coordination entre les 2 auteurs dès la première page : le texte du flux de pensée de Marc Watts, accompagnant une première case montrant un pont célèbre de San Francisco (le lecteur sait où se déroule l'histoire), une case pour la façade de la maison de la victime, 2 cases pour présenter Marc Watts, calme et posé (avant que le lecteur ne sache ce qu'il a fait), une case pour la cuisine de la victime avec un niveau de détail offrant une description consistante (modèle de réfrigérateur, placards, éclairage, évier avec égouttoir et vaisselles en train de sécher, torchon accroché à un crochet, cuisinière avec la bouilloire, condiments, en une seule case). Renaud Denauw montre chaque lieu avec un point de vue privilégié pour le lecteur, qu'il s'agisse d'un endroit banal ou d'un lieu remarquable. Dans la première catégorie, le lecteur s'assoit un peu en retrait derrière Al alors qu'il déchiffre les lettres sur le tableau de l'ophtalmologiste. Il se tient sur l'accès au parking de Marc Watts, aux côtés de madame Peabody. Il bénéficie d'une petite contreplongée dans le bureau fonctionnel de l'inspecteur Robby pour admirer les gambettes de Jessica. Il regarde une jeune femme et Rocky Albarro sur un banc. Il regarde un garagiste signer le contrat d'achat d'une encyclopédie en 6 volumes intitulée L'univers des oiseaux migrateurs.
L'artiste invite également le lecteur à profiter de paysages sortant de l'ordinaire. Cela commence par une très belle vue du ciel de la demeure de Jessica Blandy, avec sa terrasse et sa plage. La terrasse du restaurant du Daiquiri Motel bénéficie d'une vue sur la mer, et de tables tranquilles et espacées. Jessica Blandy et Émile Sausek vont se recueillir au funérarium, devant la plaque de Kimberley Lattua (1966-1996) avec un très beau rendu du marbre. Planche 26, Jessica Blandy invite Émile Sausek à s'asseoir sur un talus herbeux en surplomb avec une superbe vue de la baie. Quelques pages plus loin, le lecteur admire l'architecture de la façade de la maison des Watts. Avec ces différents exemples, le lecteur sait que le scénariste a conçu son récit de manière que l'artiste ait des endroits diversifiés à représenter, à ce que chaque scène s'inscrive dans un environnement spécifique qui conditionne une partie du comportement des personnages, de manière implicite, le lecteur pouvant se projeter dans ces endroits, et penser ou non à l'effet qu'ils produisent sur les êtres humains. L'histoire en devient naturaliste, avec des êtres humains réalistes et banals dans leur apparence et leurs activités de tous les jours. Le lecteur jurerait qu'il pourrait être invité au barbecue dans le jardin, ou s'allonger sur un transat à la plage.
Cette normalité de la vie quotidienne imprègne les scènes sortant de l'ordinaire (à commencer par les meurtres), leur infusant une plausibilité totale. Ainsi le lecteur croit sans peine au coupe-papier tranchant, ou au corps laissé sur une voie ferrée. Le lecteur reconnaît ce moment désagréable et maladroit quand il faut répondre à une voisine qui se plaint du chien, ou la discussion pétrie de non-dit entre l'autrice et son agent qui ne dit pas franchement que son idée ne se vendra pas et que Jessica devrait répondre aux goûts du public. À nouveau, dessinateur et scénariste se complètent harmonieusement pour montrer l'état d'esprit de chaque personnage, sans avoir recours à des bulles de pensée ou des dialogues artificiellement explicatifs, ou un langage corporel exagéré. Le lecteur se retrouve à côtoyer des individus observés par des conteurs très attentifs. L'identité du meurtrier est donc révélée dès la deuxième page, et l'intérêt du récit se déplace vers les avancées de l'enquête de Jessica Blandy et Émile Sausek. Jean Dufaux a recours, une unique fois, à un indicateur bien pratique pour Émile Sausek, mais il n'abuse pas de cet artifice narratif. En parallèle, il montre l'avancée de l'enquête de l'inspecteur Robby, gérant ainsi plusieurs pistes complémentaires. Pendant ce temps-là, le tueur continue à frapper au gré de ses pulsions.
En fonction de ses attentes, le lecteur risque d'être fortement décontenancé, et peut-être déçu par le choix du scénariste concernant la résolution de son intrigue. Implicitement, le lecteur s'attend à ce qu'un ou deux enquêteurs réussissent à démasquer le coupable et qu'il y ait une résolution claire. Effectivement, cette dernière survient et l'histoire est bouclée en bonne et due forme. Effectivement, les enquêteurs parviennent à une intime conviction. Néanmoins, le dénouement ne correspond pas à ce qu'attendait le lecteur. Il est en droit de se sentir floué par le recours à des coïncidences bien pratiques, ou de très grosses ficelles. Il se souvient alors d'une discussion entre Jessica Blandy et Émile Sausek au cours de laquelle elle fait remarquer que le hasard, les coïncidences servent parfois un bon dénouement. Ce n'est pas la première fois que Dufaux s'exprime par la bouche de Jessica. Dans le tome précédent, il évoquait sa vocation d'écrivain ayant été générée par sa peur des mots, de ce qu'ils cachent, la seule façon de les apprivoiser, étant de les écrire, de leur donner un autre sens, le sien. Quoi qu'il en soit, c'est le schéma narratif qu'il a choisi de mettre en œuvre, une prise de risque par rapport aux habitudes du genre. Cela n'enlève rien au thème de fond du récit : le retour du comportement déviant, de l'écart par rapport à la normalité. Marc Watts dit à une interlocutrice qu'on se trompe toujours en parlant des fous. Le lecteur est le témoin de son comportement, de ses actes meurtriers, de son obsession avec le poisson comme nourriture, mais aussi de sa vie de père de famille aimant et attentif, de ses réelles compétences professionnelles, de son apparence des plus normales. Ses crimes échappent à toute explication : sa folie n'est pas explicable d'un point de vue rationnel. Quelque chose ne fonctionne pas bien dans son cerveau, de manière arbitraire. La mort de ses victimes s'est produite de manière tout aussi arbitraire. L'existence est soumise aux caprices du hasard, sans rime, ni raison.
Le lecteur retrouve tout ce qu'il peut attendre d'un tome de cette série : des crimes sordides, un tueur détraqué, des lieux typiquement américains montrés avec grand soin, des individus normaux se conduisant comme des adultes, une enquête avec une part de hasard et de chance. Il peut aussi compter sur Jean Dufaux pour tenter une structure de roman policier originale. En fonction de ses attentes, le lecteur peut estimer que le scénariste s'est laissé aller à la facilité avec des coïncidences bien pratiques, ou que ces coïncidences sont une autre forme du hasard qui a conduit le cerveau de Marc Watts à ne pas fonctionner normalement.