Ce tome contient l'intégrale des histoires courtes initialement parues en 2 tomes, en 1997 & 1998, sous le titre de Sales petits contes, le premier consacré à ceux de Hans Christian Andersen (1805-1875), le second à ceux de Charles Perrault (1628-1703). Il commence par un texte de l'éditeur qui revient sur la genèse de la première histoire : le scénariste avait été séduit par l'idée de raconter le conte de Barbe-Bleue à la façon de Quentin Tarantino. Puis il évoque le recrutement de différents artistes pour donner vie à chacune de ces interprétations.
La princesse aux concombres, avec André Juillard. Une princesse envoie des concombres à des princes pour voir ce qu'ils en feront. L'inébranlable soldat criblé de plomb, avec François Boucq. D'une fratrie de vingt-cinq, seul un revient vivant de la bataille de Gettysburg. Saturnin est criblé de balle qu'aucun médecin ne parvient à extraire, et il a perdu une jambe. Il est déterminé à retrouver Minnie Mata, danseuse de french cancan dans les saloons. La sirène qui n'avait pas de queue, avec Claire Wendling. Il est de coutume chez les sirènes d'attirer les marins sous l'eau, de s'en choisir pour en faire son mari et de chérir son squelette blanchi. Mais Ondine Chlamydae est née sans queue, et personne ne veut d'elle. Parviendra-t-elle a attirer un marin ? Le vilain petit phoque, avec Thierry Robin. Sur la banquise, une phoque femelle met bas : son nouveau-né est particulièrement laid aux yeux des autres, et il est mis à l'écart, comme un vilain petit phoque. La reine du X, avec Pierre-Yves Gabrion. À Copenhague, la fillette Judith a promis de montrer sa culotte à Milcott s'il lui prête ses patins, ce qu'elle fait. Il aimerait bien voir ses seins également. La porchère qui avait perdu son ombre, avec Denis Bodard. Il était une fois Pasolina, une jeune porchère qui se languissait d'amour pour le beau prince qui, lui, ne sortait pas de son château. Un jour l'ombre de Pasolina lui propose d'aller intercéder auprès du prince. La vie extravagante, pitoyable mais véridique d'Hans Christian Andersen, avec Clarke. La vie du conteur qui n'aimait pas les femmes.
Barbe Blues, avec Christian Rossi. Barbe-Blanche revient à fond de train dans le château qui sert de planque au gang de Barbe-Bleu. Elle ramène Louise grièvement blessée, mais est très mal reçue par Louise. Le repos du samouraï, avec Michetz, le samouraï Kotaro qui n'avait vécu que pour la guerre, et dont la quête est en passe de s'achever. Tirer l'âne par la queue, avec Jean-Claude Denis. Balthazar est le fils d'une productrice de films à caractère pornographique, et elle a un service à lui demander : il lui demande une faveur en échange. Les petits chats se cachent pour mourir, avec Zep. Le marquis est un monte-en-l'air qui cambriole les appartements de riches femmes ayant accueilli un chaton trop mignon. Certains l'aiment rouge, avec Philippe Dupuy & Charles Berberian. Une adolescente mineure couche avec plusieurs artistes peintres, et les fait chanter pour qu'ils la peignent. Deux citrouilles… et plus si affinités, avec Hermann. La marraine Dorothée vient aider Kho-zeth pour qu'elle puisse aller au bal du daimyo d'Orgel. Si ce n'est toi, c'est donc ton père, avec Clarke. En fait Charles Perrault a écrit les Contes de ma Mère l'Oye, pour assurer une rente à son fils Pierre.
Au départ, c'est clair. Le scénariste reprend des contes d'Andersen, puis de Perrault pour les raconter à sa sauce, démarche souvent effectuée par des auteurs en mal d'inspiration, de manière plus ou moins affichée, et assez délicate à réussir, car il faut savoir s'approprier le conte et en donner une interprétation personnelle. Le lecteur peut ainsi reconnaître les contes les plus connus comme La princesse au petit pois, La sirène, Le vilain petit canard, Barbe-bleue, Le chat botté, ou encore Le petit chaperon rouge. Chacun a droit à un artiste différent qui apporte sa sensibilité graphique, et qui évite toute sensation d'uniformité d'une interprétation à l'autre. En consultant la liste de ces dessinateurs, le lecteur prend conscience qu'il s'est agi d'un projet d'importance, car il réunit de nombreux artistes phare des années 1990, d'André Juillard, à Hermann. Chaque artiste apporte une sensibilité et une ambiance différente au conte qu'il illustre, que ce soit la méticulosité de Juillard, ou des cases très humoristiques de Zep, de la sensibilité à la Modigliani de Dupuy & Berberian, ou de l'approche plus immédiate de Clarke qui se fait reprendre par le scénariste dans un cartouche de texte, la première fois pour avoir mis une carte d'Europe en lieu et place de la caricature de sept personnages historiques célèbres, la seconde fois pour avoir mis trop de nuage de poussière pour ne pas avoir à représenter une armée.
En commençant le premier conte du tome, le lecteur a vite fait de reconnaître celui qui est pastiché : la princesse au petit pois, et le prince qui critiquait partout chaque princesse qu'il pouvait rencontrer. Il voit bien que le scénariste a renversé le schéma : ce n'est pas le prince qui est à la recherche de la femme idéale, mais l'inverse car la princesse a pris l'initiative. Ce n'est pas un petit pois qui est au centre du conte, mais des concombres. En fait le petit pois n'est même pas mentionné, même si l'artiste l'évoque dans la troisième case de la première page, avec la princesse couchée dans son lit sur une pile de matelas. La quatrième case évoque ses douze frères efféminés, et le dessinateur en représente 8 dans une case occupant un sixième de la page, et se livrant à des activités comme le bilboquet, la flute traversière, le luth, la peinture, la danse, la coiffure, sans ménager sa peine pour obtenir une image claire et facilement lisible malgré la densité d'informations très élevée. Le lecteur s'investit donc un peu plus dans sa lecture, et observe la princesse en pleine session d'entraînement à la lutte dans la case suivante, projetant un de ses frères, cul par-dessus tête, qui va se manger un pilier de pierre dans l'entrejambe. À la suite d'un accident de carrosse, la princesse se retrouve à demander l'hospitalité dans une masure où elle est reçue par Bette Elaim, spécialiste de l'analyse sémantique des contes. Il s’agit d'une référence transparente à l'ouvrage Psychanalyse des contes de fées (1976) de Bruno Bettelheim (190-1990). Avec la narration visuelle très soignée, Yann met en pratique cette approche psychanalytique du conte, transformant la princesse en un être humain qui n'attend pas d'être choisie et rendant explicite sa libido.
Le lecteur passe au deuxième conte, et reconnait sans peine le trait de François Boucq, avec des traits de contour fins et légers, et une bouille inimitable pour le pauvre Saturnin au visage littéralement grêlé de balles. Il est à nouveau question de passion amoureuse pour Saturnin, et de pragmatisme pour sa dulcinée. Les dessins charrient cette passion, et le conte est à nouveau transformé à partir du matériau original. Claire Wendling réalise ensuite des dessins fluides et ondulants, baignés de pénombre pour un conte sur une femme prenant possession de son mari. Robin se déchaîne pour un massacre de phoques, les bébés comme les parents, avec l'apparition inéluctable de Brigitte Bardot. C'est une constante dans chaque conte : des références culturelles, majoritairement anachroniques. Il peut s'agit de personnages de fiction, comme Johann et Pirlouit de Peyo, Crocodile Dundee, Pinocchio, la Castafiore, Thelma & Louise, Bonnie & Clyde, Nikita, Rip Kirby (d'Alex Raymond), Causette, Riquet à la houppe. Il s'agit également de personnes ayant existé Rika Zaraï, Louis le prince Ringuet, le commandant Cousteau et sa Calypso, Luis Mariano, Pier Paolo Pasolini et ses films (Salò ou les 120 Journées de Sodome), Chantal Goya, Quentin Tarantino, Clint Eastwood, Nagui, Roger Harth (costumier), Donald Caldwell (décorateur), Éric Rohmer, Maurice Pialat, Joseph Mankiewicz, Billy Wilder, Barbara Cartland, Modigliani, Yukio Mishima, Kazuo Koike & Goseki Kojima.
En fonction de sa sensibilité, le lecteur apprécie certains contes plus que d'autres. À chaque fois, il peut identifier le conte initial, et mesurer la reconstruction opérée par le scénariste, une réinterprétation, plutôt qu'une mise au goût du jour. À chaque fois, il est impressionné par la justesse de l'interprétation graphique, toujours en phase avec la tonalité du conte. Après la méticulosité précise de Juillard, la passion de Boucq, la fluidité de Wendling, viennent l'exagération humoristique et cruelle de Robin, l'humour faussement tout public de Gabrion, la vivacité de Bodard, etc. Parmi tous ces artistes, outre les trois premiers, le lecteur retient Rossi pour la violence de certaines cases, Michetz pour son importation japonaise en direct de sa série Kogaratsu, le luxe ostentatoire de Denis, l'entrain comique de Zep, l'esthétisme élégant de Dupuy & Berberian. Au fil des contes Yann aborde d'autres thèmes que le désir sexuel et la passion : l'ascendant qu'une personne peut prendre sur une autre, la mise à l'écart d'un individu dans une communauté à cause de sa différence, la maltraitance des plus faibles, la crédulité, la manipulation, la concupiscence, la condescendance, l'envie.
A priori, le lecteur peut ne pas être enthousiaste à l'idée de lire une resucée de contes célèbres de Hans Christian Andersen, et Charles Perrault, juste pimentée avec un peu de sous-entendus sexuels. D'un autre côté, un simple feuilletage rapide montre que ces dessinateurs de renom ne sont pas juste venus cachetonner et qu'ils se sont pleinement impliqués dans leurs pages. Rapidement, le lecteur découvre que le scénariste réalise bien plus qu'un simple toilettage de ces contes, et qu'il les réimagine avec une narration souvent plus explicite, avec deux approches en tête : celle psychanalytique de Bruno Bettelheim, et celle de la culture BD en tant qu'art, Thierry Groensteen étant cité nominativement. Bien plus qu'un simple exercice de style, une vraie œuvre d'auteurs.