«Dans un port baleinier abandonné de la péninsule nord-ouest de l’île Devon, vit un homme aussi froid et impitoyable que l’Arctique…» Très pulp, l’introduction de Cratère XV présente en quelques mots Army Shanks, forban hirsute que l’on avait déjà pu croiser dans Far Arden, sorti en 2012. Ce comic book indé, sorte de Benny Hill sous speed coupé avec des morceaux d’Ile au trésor et de film de capes et épées, dressait un monument d’humour glacé en plein cœur du cercle polaire canadien. Plus précisément sur l’île Devon, qui serait la plus grande du monde à être entièrement inhabitée. Une terra incognita qui se prête tellement bien aux fantasmagories de cet auteur américain – avec un fort penchant pour les chemises à carreaux – qu’elle sert à nouveau de cadre à Cratère XV (1).
Après avoir pourchassé un narval doré censé indiquer le chemin d’un jardin d’Eden perdu dans les brumes polaires, l’atrabilaire Shanks reprend donc ses mésaventures là où on l’avait laissé: à l’Elan triste, un rade de pêcheurs sans illusions ni poissons. Endeuillé et le cœur brisé (on n’était pas loin de verser une petite larme avec lui, à la fin de Far Arden), le baroudeur en pull qui gratte est prêt à tout plaquer pour se rendre au pôle Sud – qui, à la différence du pôle Nord, est une terre réservée aux gens qui ne vont vraiment pas bien. Mais l’arrivée d’un étrange pétrolier russe lui redonne suffisamment de peps pour dégainer son sabre, histoire de sauver la veuve, l’orphelin ou juste pour le plaisir de buter des ours blancs. Des bêtes impitoyables…
Charpenté autour de chapitres courts, Cratère XV va à cent à l’heure et jète sur la route d’Army Shanks un amour de jeunesse, des morses sanguinaires et des astronautes de la Casa (la fameuse agence spatiale canadienne) qui vivent en reclus depuis vingt ans sur une base lunaire...
Le trait souple de Kevin Cannon, son art subtil pour excentrer ses personnages dans leurs cases et l’usage intensif d’effets sonores font des merveilles sur les scènes d’action. La composition autour d’un sage gaufrier en six cases évite aussi que l’ensemble ne vire à l’illisible foire d’empoigne. BD écolo mais pas donneuse de leçon, comic book d’aventures mélancoliques, récit choral mais misanthrope, Cratère XV est tout aussi remarquable que l’était Far Arden. A noter que les premières aventures du pirate de l’Arctique sont disponibles gratuitement et légalement (mais seulement en anglais, faut pas pousser non plus) sur le grand Internet, histoire de goûter.
(1) «Cratère XV» peut tout à fait se lire indépendamment de «Far Arden», mais on est tout de suite plus attaché à Army quand on sait ce qu’il a dû traverser.