En 1982, Marvel décide de publier des histoires sous la forme qualifiée de "Graphic novel" (en abrégé MGN, pour Marvel Graphic Novel), c'est-à-dire des histoires complètes dans un format européen avec une couverture souple. La première de la série est The Death of Captain Marvel. Le présent récit est la graphic novel numéro 23, publiée en 1986. Le scénario est de JM DeMatteis, et les illustrations peintes de Dan Green. Ce tome comporte 62 pages de bandes dessinées.
Dans le sanctuaire désaffecté du Grand Ancien (Ancient, One, le défunt tuteur de Stephen Strange), une silhouette médite dans la position du lotus. Stephen Strange a entrepris un pèlerinage vers ce sanctuaire. Il avance dans les neiges de l'Himalaya protégé par sa magie, tout en se souvenant de la première fois où il a parcouru ce chemin en quête d'une dernière chance. Arrivé sur place il se recueille et repousse l'attaque mystique de trois malandrins venus là en quête de résidus de pouvoir magique. Non loin du sanctuaire, il retrouve Hamir (l'ancien serviteur du Grand Ancien) qui lui remet une boîte de la part de son ancien mentor. De retour à New York, Stephen Strange procède à l'examen de ladite boîte avec tous les sorts à sa disposition sans réussir à percer son secret. Un geste d'énervement déclenche un sort latent et projette Strange à Shamballa. Les consciences composant Shamballa lui demandent d'activer trois sorts dissémines sur la Terre au croisement de lignes Ley (concept aussi connu sous le nom d'alignement de sites). Une fois activés, les 3 sorts déclencheront une véritable apocalypse sur terre dont un quart de l'humanité ressortira vivant pour évoluer vers un état de conscience supérieur. La conscience du Grand Ancien incite Strange à activer les 3 sorts.
À l'ouverture d'une graphic novel, le lecteur pouvait découvrir des choses de nature très différentes : le lancement d'une nouvelle série Marvel (les New Mutants, MGN 4), une histoire de science-fiction sans lendemain (Super Boxers, MGN 8), ou le début d'une série indépendante (telle que les adaptations d'Elric, Dreadstar de Jim Starlin, Starstruck d'Elaine Lee et Michael Kaluta, etc.), et puis des histoires de superhéros classiques bénéficiant de ce format exceptionnel pour des raisons mystérieuses. Parfois, le lecteur découvrait une histoire complète sans superhéros ébouriffante (Greenberg the Vampire, également de JM DeMatteis), ou une histoire de superhéros ambitieuse comme c'est le cas avec "Into Shamballa".
JM DeMatteis (le scénariste) commençait à l'époque à insuffler dans ses histoires ses propres questionnements d'être humain. À travers les tribulations de Doctor Strange, il aborde l'apport de la spiritualité chinoise dans sa propre vie, et sa quête du sens de la vie. Dit comme ça, ce sont des thèmes qui peuvent paraître complètement inadaptés à l'histoire d'un ex-chirurgien devenu adepte de la magie, lançant des sorts, combattant des démons et portant un ridicule costume bleu avec une cape de lévitation rouge. Or DeMatteis et Dan Green mettent à profit ces éléments dans une aventure qui sort de l'ordinaire. Pour commencer, il n'y a aucun phylactère, tout est raconté dans des inserts de texte par un narrateur extérieur. En fait, ces pages s'apparentent plus à des illustrations commentées, qu'à une véritable bande dessinée, même s'il y a quelques passages qui reposent sur une narration graphique séquentielle.
DeMatteis revient habilement au postulat de départ défini par Steve Ditko et Stan Lee : Stephen Strange est un individu matérialiste arrogant et sûr de lui. Son accident et les enseignements du Grand Ancien l'ont ouvert à une autre façon de penser, de concevoir la vie, mais sa confiance en lui regagne du terrain car il s'en nourrit pour affermir sa conviction en son bon droit, pour justifier sa suprématie dans les combats, jusqu'à ressembler dangereusement à de la vanité. Le temps est venu pour lui de confronter à nouveau sa façon de penser occidentale et matérialiste à une autre philosophie; C'est bien le parcours spirituel de DeMatteis qui évite une suite de poncifs approximatifs pour une remise en question signifiante. Stephen Strange doit s'interroger sur le sens de l'Histoire (l'Humanité est-elle destinée à progresser dans le bon sens au fil des siècles ?), sur les formes que peut prendre la vanité, sur la peur du changement, sur la faiblesse de la chair, sur la possibilité de l'existence d'un grand tout bienveillant.
Dan Green se révèle tout aussi surprenant et à l'aise dans cet exercice graphique qui sort de l'ordinaire. Il réalise la majeure partie des illustrations à l'aquarelle, avec un vrai savoir faire. Le choix de l'aquarelle s'avère pertinent car il permet de conférer une qualité onirique au récit. Plutôt que de mettre en images une profusion de sorts et de décharges d'énergies mystiques de toutes les couleurs, Doctor Strange évolue dans un monde dont les contours sont malléables, changeants et fonction de l'état d'esprit. L'aquarelle permet de mettre en avant le voyage intérieur de Strange, l'évolution de sa perception de la réalité. Dan Green privilégie les couleurs pales, presque transparentes qui transcrivent le manque de consistance de la réalité qui se transforme au gré de l'interprétation de celui qui la contemple. Il n'hésite pas le temps d'une case ou deux, à basculer dans l'abstraction pour rendre compte de cette mouvance déstabilisante. Il permet au lecteur de deviner les forces et les êtres qui évoluent aux limites de la perception humaine.
JM DeMatteis et Dan Green profitent du format inhabituel pour transformer les combats à grand renfort de décharges d'énergie crépitante du Doctor Strange, en une confrontation de perception de la réalité qui la transforme sous les yeux du lecteur. Si ce récit ne permet pas d'atteindre Shamballa (ou Shambhala dans une orthographe plus récente), le royaume parfait dissimulé dans l'Himalaya selon la mythologie bouddhique, il permet de faire quelques pas dans sa direction.