Tokyo Shaking, sorti en juin 2021, est le dernier film d’Olivier Peyon. Mais seulement quelques mois avant est sorti sa première bande-dessinée, scénarisée par ses soins grâce aux échanges avec son dessinateur, Livio Bernado, sur les activités engagées et illégales de son père au sein de l’association « Ultime liberté ». Une organisation qui milite pour une fin de vie digne, grâce à l’euthanasie volontaire et le suicide assisté.
C’est donc sur cette réalité documentaire que s’est appuyé Olivier Peyon, un travail dont on peut juger le sérieux grâce à ses longs-métrages documentaires salués par la critique avec Comment j’ai détesté les maths en 2013 (nommé au César du meilleur film documentaire en 2014) ou Latifa, le coeur au combat en 2017. Une œuvre qui va de l’individuel au collectif, qui utilise la parole des uns pour exprimer les problèmes et les souffrances d’une société. Ce qu’il fait de nouveau avec cette bande dessinée.
L’association « En toute conscience » regroupe des hommes et des femmes persuadés qu’il vaut mieux en finir avec la(/leur) vie à leurs conditions et quand le moment est adéquat, plutôt que de vouloir un acharnement thérapeutique et de terminer leur vie dans les murs tristes des hôpitaux. Les membres fournissent à ceux qui s’engagent une dose d’un produit euthanasiant, tant que les conditions sont remplies : un choix mûrement réfléchi et des personnes qui vont l’accompagner dans son geste quand le moment sera choisi. L’association est légale, mais la fourniture de cette dose est bien entendu interdite.
Philippe est la tête à penser du groupe, même si Françoise est la présidente et n’est pas toujours d’accord avec lui, Nicole est une psychanalyste attentive au choix des mots, Maurice est l’informaticien de service, Christine est encore timorée sur ces questions ; le noyau dur de l’association est motivé et déterminé, mais tous ont un certain âge. Tous comme les nombreuses autres personnes qui y ont adhéré. Arrive Vincent, ambulancier, 25 ans. Il a appris l’existence du groupe et de la « dose » et il veut s’en procurer pour en finir, suite à une rupture amoureuse qui lui a enlevé le goût de la vie. « La liberté pour tous de choisir sa mort » affirme le slogan, mais le cas de ce jeune homme divise fortement. Même s’il a choisi de mourir, est-ce qu’il faut le laisser en finir ? Contre l’avis de tous ou presque, Philippe va pourtant jouer double jeu avec lui, l’accepter et lui faire entrevoir la possibilité d’avoir sa dose, mais lui faire comprendre aussi ce que mourir implique.
Sur un tel sujet, Livio Bernardo et Olivier Peyon s’en sortent de bien belle manière, car si la mort est omniprésente, s’il n’est pas possible d’échapper à cette fatalité, le ton est à la fois tendre et assez drôle. Certains des protagonistes vont dévoiler des blessures, des morts de proches, des maladies, des suicides. Des fragilités qui ont déterminé certains choix de vie ou qui seront la cause de certaines réactions. Mais il y a aussi une véritable détermination pour le droit de mourir dans la dignité, détaillée par de beaux discours qui expriment toute la force des engagements.
Ces Vieux Fourneaux, proches de ceux de Lupano et de Cauuet ont beau être dignes et engagés, leur force vient aussi de leur humour. Un peu à rebours de ce monde où la mort doit être cachée, leur humour noir fait parfois des ravages. Mais leurs plaisanteries sont aussi autant de tentatives d’apaiser les nuages noirs qui leur tournent autour.
Le tout est bien évidemment romancé, difficile de déterminer si la convocation au tribunal pourrait se passer ainsi, même si c’est ce qui a pu arriver à « Ultime liberté ». Mais dans le jeu des sentiments évidemment construit par Olivier Peyon, la bascule est bien faite entre les tragédies qui guettent et l’humanité de ces personnes, qui peuvent douter ou rire de leurs engagements mais restent droits dans leurs bottes.
Livio Bernardo dont c’est seulement le deuxième livre offre un beau bébé, où ces personnages sont au centre, dont les gros plans ne nous cacheront rien de leurs émotions parfois contradictoires d’une page à l’autre. Un regard peut suffit, sans l’appuyer par un récitatif inutile. Le trait est gras et serpente, pour mieux creuser les visages. Les compositions sans gaufrier sont un peu chargées, les nombreux changements de point de vue ne semblent pas nécessaires, qu’importe, l’histoire d’En toute conscience appartient aussi à Livio Bernardo.
Dommage par contre que ce bien fourni ouvrage ne contienne pas d’encarts documentaires à la fin pour approfondir les thèmes ou au moins offrir quelques pistes (notamment sur les directives anticipées, trop peu connues, ici seulement citées), mais peut-être est ce un sujet encore trop tabou pour que les éditions Delcourt prennent position dessus. Une tiédeur qui aurait pu s’accompagner d’un rictus désapprobateur des membres d’ « En toute conscience ».