Le charme vénéneux d'Hunter rose est intact.

Il s'agit d'une histoire complète en 1 seul tome. Celui-ci comprend les 3 épisodes parus mensuellement en 2014, écrits, dessinés et encrés par Matt Wagner (le créateur de Grendel), et mis en couleurs Brennan Wagner. Ce tome a été co-publié par Dark Horse (éditeur de Grendel depuis plusieurs années) et Dynamite (détenteur de la licence du Shadow, également depuis plusieurs années).


En 1931 ou 1932, lors d'une intervention éclair du Shadow sur le port de New York, un objet d'art passé en contrebande tombe à l'eau. Des années plus tard, des marchands peu scrupuleux l'ont récupéré et le vendent à Hunter Rose. Ce vase contient un parchemin que Rose lit à haute voix, et le voilà transporté dans les années 1930.


La prohibition ne se termine que dans quelques mois, et une guerre de successions s'apprête à éclater à New York, entre les 7 plus grandes familles du crime organisé. Hunter Rose y voit une belle occasion pour s'installer. Le Shadow y voit une obligation pour éviter que cette guerre ne dégénère en fusillades ouvertes dans les rues.


Matt Wagner a créé le personnage de Grendel (Hunter Rose) au début des années 1980 ; il apparaît pour la première fois dans Devil by the deed (1984-1986). Il s'agit d'un génie à l'enfance difficile qui voit le monde comme son aire de jeux. Pour combattre l'ennui d'un monde médiocre, il mène une double vie d'écrivain mondain, et de génie du crime organisé. Les récits mettant en scène Hunter Rose ont été réédités dans Grendel Omnibus Volume 1: Hunter Rose, y compris le dernier en date Behold the Devil (2007/2008). Ce même personnage avait déjà bénéficié d'un crossover avec Batman, toujours réalisé par Matt Wagner : Batman/Grendel.


Le Shadow (Lamont Cranston / Kent Allard) est un personnage issu des pulps, créé en 1930 comme hôte radiophonique, puis développé comme personnage dans une série de romans écrits par Walter B. Gibson, à partir de 1939. Il a bénéficié de nombreuses adaptations en comics, dont une réalisée par Howard Chaykin (Blood and Judgement) et une autre série écrite par Andy Helfer dessinée par Bill Sienkiewicz, puis Kyle Baker (Shadow Master series Volume 1 et suivants). Matt Wagner a même écrit The Shadow: Year One (dessins de Wilfredo Torres).


Depuis plusieurs années, Matt Wagner s'était spécialisé dans l'écriture d'histoire pour proto-superhéros : The Shadow donc, mais aussi Green Hornet, et Zorro (voir Tales of the fox). À un premier niveau, Matt Wagner raconte une histoire de gangsters bien troussée, avec l'ascension d'un nouveau chef aussi mystérieux que charismatique, et un redresseur de tort au caractère obsessionnel et aux méthodes définitives.


Matt Wagner maîtrise les conventions du genre et les utilise avec pertinence. Hunter Rose est irrésistible en écrivain séducteur, dont le livre "Gomorrah highway" vient juste de sortir. Grendel est toujours aussi glaçant du fait du dédain avec lequel il transperce ses ennemis avec sa fourche bifide. Il se déplace avec grâce, réalise des cabrioles un peu démonstratives. Le Shadow dispose d'un langage corporel plus raide, et de convictions morales très arrêtées. Il utilise son identité de Lamont Cranston comme Batman utilise celle de Bruce Wayne, uniquement à des fins utilitaires.


Wagner met en branle un jeu de succession pour savoir qui règnera sur le crime organisé à New York, là encore avec un savoir-faire consommé. Le lecteur apprécie de voir les manigances habiles de Grendel, menant la famille Valentin par le bout du nez. Il regarde avec plaisir les actions du Shadow et de son équipe pour essayer de déterminer ce qui se passe dans la pègre. Comme dans "Batman / Grendel", le scénariste met en place 2 couples aux dynamiques différentes. Hunter Rose est tout à son jeu de séduction avec Sofia Valentin, jusqu'à la consommation physique. Lamont Cranston est incapable de montrer son amitié pour Margot Lane qui est entièrement sous son charisme, dans une relation platonique.


Matt Wagner réalise des dessins efficaces qui manient également bien les conventions du genre, qu'il s'agisse de celles de Grendel, de celles du Shadow, ou de celles du polar d'époque. Dès la première page, il y a une case avec les 2 colts du Shadow en train de cracher des balles, et le rire qui courent en bas de la case. Dans la page suivante, Grendel est assis avec élégance sur son fauteuil, dans un bel habit de soirée, avec sa canne à la main.


Matt Wagner a choisi une approche graphique assez complexe. Il recrée avec conviction le New York de cette époque, en insérant des références visuelles, aux bâtiments existants (et en faisant attention à ne pas inclure ceux qui n'ont pas encore été construits). Il inclut juste ce qu'il faut d'accessoires d'époque dans des cases éparses, pour que le lecteur puisse régulièrement constater à quelle époque se déroule l'histoire. Il prête une attention particulière à l'authenticité des costumes (et des toilettes de ces dames). Il varie les lieux d'action, donnant à voir de nombreux endroits. À plusieurs reprises, le regard du lecteur s'attarde sur une case (en particulier un parc magnifique avec des cygnes sur la pièce d'eau).


Wagner représente les scènes de combat, avec un premier degré assumé, mais sans s'attarder sur les blessures. Il donne des postures iconiques au Shadow comme à Grendel. Lorsque que les pistolets du Shadow entre en action, il y a de grosses onomatopées "BANG" autour. Lorsque Grendel utilise sa fourche, il apparaît des onomatopées "SHKKT". Il n'est pas possible de parler de dérision, mais plutôt d'une apparente désinvolture dans le traitement de ces affrontements. Brennan Wagner réalise un travail de mise en couleurs qui installe bien les ambiances de chaque scène, et qui masque habilement l'absence d'arrière-plan, le temps de 3 ou 4 cases.


Au final, le lecteur passe un bon moment à se plonger dans les années 1930, et à voir qui aura la plus longue entre le Shadow et Grendel, chacun avec sa propre motivation, le premier un sens du devoir de redresser les torts, le second une soif inextinguible de divertissement en prouvant que personne ne lui arrive à la cheville. 4 étoiles.


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- À un deuxième niveau, le lecteur prend conscience que Matt Wagner a réalisé un travail aux petits oignons. Il ne s'est pas contenté de recréer les années 1930, et de mettre en scène 2 personnages qu'il connaît bien. La maxime veut que Dieu (ou le Diable, en fonction des versions) se cache dans les détails. Effectivement, le récit est sympathique, mais il flotte une forme de désinvolture qui vient diminuer la force de son impact.


En y regardant de plus près, il saute aux yeux du lecteur que cette désinvolture n'est autre que celle d'Hunter Rose, mais que l'auteur lui a réalisé un travail d'artisanat minutieux et inspiré. Pour commencer, la reconstitution historique est irréprochable, jusque dans les menus détails. Ainsi quand Hunter Rose se met à pérorer sur les qualités littéraires d'Ernest Hemingway, son discours s'avère pertinent. Le fonctionnement des agents du Shadow est conforme aux principes établis de longue date, de Burbank à l'inspecteur Joseph Cardonna. Le caractère de Lamont Cranston correspond aux valeurs en vigueur à l'époque, et à la place des femmes dans la société. Wagner sait faire ressortir la personnalité de Margo Lane, malgré cela.


Pour les amateurs d'Hunter Rose, ce tome constitue également un régal. À l'évidence Matt Wagner maîtrise l'histoire de ce personnage, mais en plus il fait ressortir sa personnalité. Il y a donc les talents d'écrivain de Rose qui reviennent au premier plan (évoquant My little Chickadee), son ennui existentiel, sa grâce naturelle, son art de la manipulation, son absence de remords, etc. La fin apporte même une surprise, insérant un lien avec la continuité des personnages.


Du point de vue visuel, il faut également prêter attention pour capter les détails qui font passer cet hommage dans une catégorie supérieure. Cela commence dès la page 3 avec la collection d'objets, dans laquelle se trouvent le rasoir de Sweeney Todd et la canne d'Oscar Wilde. Cela continue avec les gratte-ciels de ce New York des années 1930. Et puis arrive Sofia Valentin, une femme fatale au caractère bien trempée, qui échappe aux stéréotypes pour réellement exister. La demeure de Margo Lane est magnifique, et la suite de Grendel au Waldorf Astoria est splendide.


Sous réserve d'être sensible à ces menus détails, le lecteur se laisse prendre par le charme de cette reconstitution soignée, par le caractère vénéneux d'Hunter Rose, par Lamont Cranston en prototype très convaincant de Bruce Wayne, par le jeu de miroir entre Margo Lane et Sofia Valentin, par les petites touches qui apportent des nuances aux personnages, par la relation très intense entre Sofia Valentin et Hunter Rose.

Presence
9
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le 14 sept. 2019

Critique lue 151 fois

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