La supercherie du libre arbitre de l'individu

Ce tome regroupe 2 histoires écrites par John Wagner, la première introduisant le personnage de Nate Slaughterhouse, la seconde donnant une suite à la première.


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Première histoire : "Mandroid", dessinée et encrée par Kev Walker parue dans les numéros 1453 à 1463 du magazine "2000AD", en 2005 - Nate Slaughterhouse est un sergent dans l'armée, effectuant des missions de combat sur le terrain, contre des forces extraterrestres. Lors d'une de ces batailles, il est grièvement blessé, et doit son salut au capitaine Kitty Rosson (sa femme). Il est reconstruit par les chirurgiens et biomécaniciens, les parties biologiques manquantes étant remplacées par des parties mécaniques. Il devient un cyborg, un Mandroid (contraction de Man et Android). Il est rendu à la vie civile et sa femme décide de le suivre avec Tommy leur enfant. Il s'installe à Mega-City One, dans le Block Dean Gaffney, dans le secteur 6. Pas facile pour un vétéran avec un corps de cyborg de combat d'espérer de s'intégrer dans une vie civile de chômeur, dans un appartement minable, dans une citée malfamée, avec un enfant à charge, une femme qui travaille, et une société qui a vite fait d'oublier les services rendus à la nation. Un soir, Kitty Rosson ne rentre pas à l'appartement. Slaughterhouse prévient les Juges ; Judge Dredd est chargé du dossier. Il explique que les disparitions se comptent par centaine, qu'il n'est pas possible d'agir avant plusieurs heures, que les effectifs de police sont insuffisants pour accorder beaucoup de temps à ce genre de dossier. Slaughterhouse se met à enquêter par lui-même, et à faire un peu de ménage en même temps (= éliminer la racaille de manière permanente), grâce aux capacités de son corps de mandroid.


Le début ne donne pas vraiment confiance. Kev Walker s'applique à singer le style graphique de Mike Mignola, en moins massif, moins brut de décoffrage, moins anguleux, et donc moins convaincant. John Wagner dresse le portrait d'un vétéran doté de capacités physiques faisant de lui un tank sur pattes. Sa femme disparaît et il commence à jouer le redresseur de torts, comme un ersatz de Punisher.


Mais très vite, John Wagner s'écarte des clichés propres au citoyen prenant la loi entre ses mains pour devenir juge, jury et bourreau. Slaughterhouse n'a rien d'infaillible, il ne possède pas le mental de Frank Castle et il vit dans une société où tout les policiers appliquent une loi sévère, répressive, aux sanctions brutales et très lourdes. Slaughterhouse doit s'attaquer à un racket organisé par un parrain Denzo Schultz qui ne se salit jamais les mains, et très retors (il s'est fait enlever les cordes vocales pour ne pas se trahir au détecteur vocal de mensonge). Il a face à lui des policiers efficaces, accordant une importance prioritaire à la disparition de sa femme parce qu'il est un vétéran, sous la houlette de Judge Dredd, le meilleur. Pourtant rien n'avance, sa situation sociale se détériore, sa confiance en lui s'effrite. Wagner utilise les conventions du roman noir pour montrer comment le cadre rigide et castrateur de la société mine l'individu en le rendant superflu (personne n'a besoin d'un vétéran amoché et inadapté), impuissant (toute la force de frappe de son corps de mandroid ne sert à rien), incapable d'évoluer (Slaughterhouse ne peut que constater ses échecs, sans espoir de reprendre le dessus). Sa situation s'aggrave encore aux yeux du lecteur qui sait que Judge Dredd incarne une loi sans pitié, et qu'il est un policier sans faille auquel le "perp" (pour "perpetrator", criminel) n'a aucune chance d'échapper (non, même pas la plus petite).


Dans cette histoire, Judge Dredd n'est qu'une présence sans âme, l'incarnation d'une loi sans cœur, une force normalisatrice de la société implacable. Par contraste, Nate Slaughterhouse est un individu inadapté qui se débat dans une société où il n'est qu'un individu de plus, sans importance, sans intérêt, juste un criminel en puissance aux yeux des Juges. De page en page, John Wagner met en scène un individu sachant que ses actions ne changeront rien, n'amélioreront rien, mais qui n'a d'autre choix que de faire ce qu'il sait faire (se battre). Du début jusqu'à la fin la situation et le caractère de Slaughterhouse en font une figure tragique, dépassant les conventions du genre pour rendre compte de la fragilité de l'individu dans la société, soumis à des forces sur lesquelles il n'a aucune prise. Wagner réussit le tour de force d'inclure des séquences d'action impressionnantes, totalement intégrées et organiques par rapport au récit (même l'assaut final en armure de combat).


Au départ, le style de Walker semble trop superficiel : des décors vaguement esquissés par quelques traits et quelques aplats de noir, des visages rapidement définis. Il n'y a que ces tâches noires pour donner de la consistance aux personnages mangés par l'ombre. Et puis, peu à peu, l'économie de moyens rend compte du dénuement matériel dans lequel se trouve Slaughterhouse, puis de son dénuement psychologique sans rien à quoi se raccrocher. Il apparaît que Walker a donné à chaque personnage un signe distinctif qui permet de le reconnaître immédiatement. Il gère admirablement la profondeur de champ. Le scénario de Wagner évite les longs tunnels de dialogue, et Walker sait imaginer des mises en scène où le langage corporel vient renforcer les non-dits des paroles prononcées. La paucité des détails évite que le lecteur ne soit distrait par l'environnement, l'enferme avec Slaughterhouse dans une réalité finie et limitée, ne lui laisse d'autre choix que l'instant présent. Ce style graphique participe à la désolation psychique subie par Slaughterhouse, à son manque d'alternatives.


Dans le cadre contraignant de la série "Judge Dredd", John Wagner raconte une histoire d'action, qui parle de solitude moderne, de coercition sociétale, d'absence de valeur ou de reconnaissance de l'individu, d'impuissance de la force virile face au malheur, un récit très noir, parfaitement exécuté, avec des dessins amplifiant discrètement les thèmes abordés.


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Deuxième histoire : "Instrument of war", dessinée et encrée par Simon Coleby (numéros / progs 1555 & 1556), puis par Carl Critchlow (progs 1557 à 1566), parue en 2007 - Nate Slaughterhouse purge sa peine de prison. Il a déjà effectué 2 ans. Régulièrement le programme de gestion de sa cellule lui rappelle qu'il a été condamné à perpétuité, et que dans cette situation sans issue, le devoir d'un bon citoyen est de demander l'euthanasie pour ne pas gâcher les ressources de la société. Le corps de sa femme va d'ailleurs bientôt être intégré au programme de recyclage, le délai étant arrivé. Slaughterhouse réussit à s'enfuir de manière rocambolesque et il trouve refuge chez un vieux général Trig Vincent, vétéran des guerres spatiales. Il lui propose de lui faire remettre de nouveaux implants cybernétiques, à charge de revanche, bien sûr.


C'est la malédiction des héros récurrents et des magazines périodiques : quand une histoire a du succès, elle doit forcément générer une suite parce que le bénéfice monétaire sera d'office au rendez-vous. John Wagner s'atèle donc à raconter la suite de la vie de Nate Slaughterhouse. Il respecte le personnage en le plaçant dans une nouvelle situation où il est à nouveau un pantin au milieu d'événements sur lesquels il n'a aucune prise. Néanmoins la dimension sociale et psychologique présente dans la première histoire a diminué d'intensité, et la part dévolue à l'action augmente un peu en contrepartie. Wagner oriente l'histoire sur un thème plus classique qui est celui d'un soldat obéissant aux ordres qui ne sont pas forcément compatibles avec ses convictions. Il y a à nouveau une motivation très personnelle pour Slaughterhouse, mais pas aussi intense et viscérale que dans la première histoire. De page en page, le lecteur ne peut que constater que les motivations du général Vincent sont surtout un prétexte pour servir d'intrigue, sans grande consistance. Les tourments affectifs de Slaughterhouse sont plausibles, sans être à la hauteur de ceux de la première partie. Son dilemme moral est également assez mince, et la fin sacrifie au spectaculaire dans une grande explosion pyrotechnique manquant singulièrement de nuances.


Les 12 premières pages sont dessinées par Coleby dans un style qui évoque celui de Walker, mais en moins dépouillé, et un peu plus réaliste. Il réussit à rendre crédible cet individu sans bras ni jambes qui s'enfuit en se déplaçant en rampant et en mordant (très beau moment d'humour second degré où le personnage principal réduit à un tronc avance encore). Les 58 pages suivantes sont dessinées par Critchlow dans un style plus brut, pas fait pour faire joli, assez rugueux, rappelant aussi bien Kevin O'Neill (en moins anguleux) que Carlos Ezquerra. La narration est claire, les décors rares, et Judge Dredd prend les poses habituelles, à commencer par l'appel à la radio assis sur sa moto, en vue de trois quarts arrière. Critchlow a l'art et la manière de faire prendre corps à un environnement peu accueillant, à la fois stérile (aucun végétal) et un peu usé, où évoluent des personnages usés par la vie, sans joie de vivre.


Après la première histoire exceptionnelle, celle-ci apparaît comme superflue. Malgré tout elle permet de retrouver Nate Slaughterhouse coincé dans une nouvelle situation inextricable, d'avance perdant, avec quelques dilemmes moraux bien posés.

Presence
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le 28 août 2019

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