Le calligraphe et la force du signe
Ce récit, tout de délicatesse et de mélancolie, joue sur la finesse des sentiments et la légèreté du dessin. Le véritable sujet de l'album est la calligraphie japonaise, à laquelle se consacrent les deux principaux personnages. Les quelques calligraphies qui figurent dans les vignettes ont été spécialement réalisées par le maître calligraphe Pascal Krieger.
La mélancolie est liée à la retenue et à l'introversion de Môhitsu Hideo, le principal personnage, calligraphe errant qui vit bien de son art, mais qui en doute et qui se trouve en proie à une remise en cause de sa créativité. Créativité est peut-être un mot inadéquat pour désigner l'étrange geste de la calligraphie, qui se réalise à la lisière du conscient et de l'inconscient, exprimant autant le désir conscient de perfection formelle en hommage à une tradition qui définit une culture (va donc chercher dans la France d'aujourd'hui une tradition qui fait l'objet d'un engagement aussi intériorisé ! et, du même coup, va définir la culture française !), que l'inévitable part interprétative qui trahit la personnalité de l'artiste. Les deux peuvent entrer en conflit, par exemple lorsque l'artiste désespère de parvenir à une perfection conforme à la tradition, simplement parce qu'il ne peut maîtriser ce qu'il y a de pulsionnel dans la part interprétative.
Môhitsu, à la limite de la dépression, erre vers Edo (le Tôkyô des années 1600-1868), et entraîne avec lui une fillette de rencontre, Atsuko, dont les talents graphiques lui donnent à penser qu'elle peut faire carrière dans l'art si elle reçoit l'enseignement de bons artistes à Edo.
Sagesse, retenue et tradition marquent l'album. Antoine Bauza (scénariste) et Maël (dessinateur) ne ménagent pas leurs soins pour laisser au lecteur le goût douceâtre et amer des regrets d'automne. Atsuko, après avoir bénéficié des enseignements nécessaires à sa maturité artistique, se rend compte, à l'âge adulte, combien Môhitsu a dû sacrifier de sa vie pour épanouir la sienne propre. Les sentiments, tenus, peut-être trop, résonnent plus dans leur silence intime que dans les explosions histrioniques auxquelles les fictions à l'occidentale nous ont habitués.
La finesse un peu tremblotante du trait de Maël rejoint les gestes graphiques à main levée des peintures japonaises de l'époque d'Edo, et contribue à susciter cette impression de délicatesse, de réflexion et de fragilité qui court tout au long de l'album. Les couleurs et les nuances lumineuses jouent beaucoup sur les gradients de dilution des teintes que privilégie l'aquarelle. Fréquemment, les zones de luminosité sont délimitées non par des traits ou l'apposition de couleurs directes, mais par des auréoles liquides aux franges légèrement assombries. Le trait noir disparaît autour de la couleur pour suggérer l'éloignement ou l'indistinction, et cette atmosphère de myopie brumeuse contribue à porter le lecteur vers le rêve et l'introversion. En d'autres termes, le choix graphique est à l'opposé de ceux du comics de super-héros, tout de netteté hurlante et de bariolages crus jusqu'à l'esbroufe.
Les planches 1 et 2 plongent dans les paysages japonais avec la douceur contemplative des estampes. On apprécie la restitution des habitations légères des villages, des rues d'Edo. La scène où Môhitsu calme les ardeurs belliqueuses de deux samouraïs donne le ton : on retient les pulsions. Pas de coups, pas de colère, pas de sexe (même entre un homme errant et la gamine qu'il enlève à ses parents avec leur plein consentement). L'enjeu n'est pas dans les pulsions, mais dans cette zone obscure où se décide l'accès à la conscience du désir de vivre.
Bel haïku contemplatif planche 20. Piété du geste de salut d'Atsuko au Bouddha local quand elle quitte son village. Toujours ces pins aux branches torturées, familiers des images japonaises (planche 25). Respect de l'autre lors de la mise à l'abri des personnages dans un refuge (planche 29). Jeu de gô (planches 50 et 51). Obsèques (planche 67).
Une sonate toute de délicatesse et qui incite à écouter ses propres silences.