Encore une fois, je pratique l'exercice périlleux d'écrire une critique d'un livre dont je suis le propre éditeur. Mais, si on n'est pas le premier fan des livres qu'on édite, qui le sera, en même temps.
Je ne parlerais pas de mon travail propre (quoi que je sois très satisfait de l'objet livre et que la traduction d'Anatole Pons a été une bien belle réussite, au vu du corpus originel), mais vraiment du contenu, de l'histoire en elle même et de ce que ça a déclenché en moi.
Concrètement, en tant qu'éditeur, sur la quinzaine de livre que je fais par an, il y en a toujours un qui est mon "coup de coeur", un livre où on se dit qu'on a fait quelque chose de vraiment bien, d'hors-norme, au milieu d'autres livres très chouettes, mais finalement pas aussi incroyable.
L'an dernier, ce fut le Père et Fils (Vater und Sohn) qui fut nettement mon chef d'oeuvre d'éditeur ,qui est reparti primé à Angoulême, mais qui a presque fait oublié le DON QUICHOTTE en deux tomes de, justement Rob Davis.
Si je n'avais pas fait le Vater und Sohn, le Don Quichotte aurait été ma grande fierté de l'année. Coup de bol, j'ai fait les deux.
Du coup, j'ai aussitôt décidé de suivre le Rob Davis suivant, à savoir The Motherless Oven, toujours paru chez Self Made hero, maison anglaise de grande tenue. J'ai rapidement lu l'histoire, en la survolant, je le confesse, le dessin était impeccable, l'ambiance avait l'air terrible, je me suis dit que l'auteur du Don Quichotte n'avait pas du faire un truc bancal.
D'ailleurs, entretemps, il a été nominé parmi les Best British Comics Awards et, à mon avis, c'est un des favoris.
Bref, je prenais les droits en me disant que je m'y plongerais comme d'habitude, au dernier moment, soit trois mois avant la sortie, ce que j'ai fait, en prenant le parti de me cogner la traduction (économie de petit éditeur) sauf que...
Au bout de cinquante pages, j'ai reposé le livre en me disant "Non... là, tu tiens un chef d'œuvre, il est hors de question de faire une erreur de traduction, je ne me le pardonnerais jamais". Du coup, j'ai rappelé Anatole Pons, qui avait déjà œuvré sur le Don Quichotte et je lui ai confié le reste du texte (à charge de corriger aussi les contresens que je n'avais pas manqué de laisser dans le premier tiers).
Quand j'ai reçu la correction et que j'ai commencé à mettre en page le livre, j'ai vu que mon intuition ne m'avait pas trompé. Certes, j'avais été léger de prendre le livre sans l'avoir vraiment LU mais, compte tenu de l'histoire, il aurait été absolument impossible que j'ai compris le livre après une lecture en anglais.
Déjà, en français, la lecture exige une implication telle qu'on ne commence à saisir l'univers étonnant de L'Heure des lames qu'arrivé dans les dernières pages. Et encore.
Entendons nous, ce n'est pas la narration qui est confuse : elle est impeccable.
Ce n'est pas le dessin qui est somptueux, ce ne sont pas les personnages qui sont à la fois originaux, loin de toute caricature.
C'est l'univers qui est incroyablement déstabilisant. Cette angleterre des années 60 qu'on connait mal, mâtinée d'un esprit "cinquième dimension" où le quotidien est truffé de petits dieux objets, où les enfants fabriquent des pères, meccaniques automobiles rutilantes et des mères en forme d'objets quotidiens, ce monde où on connait sa date de mort tout en ignorant d'où l'on vient.
L'heure des lames est une enquête, une quête des origines, qui parle de l'adolescence par métaphores multiples, un monde où la police est constitué d'une corps de grabataires qui ne lâchent jamais leur proie, un monde où les parents sont des êtres étranges et différents, dont on a du mal à deviner l'origine, un univers familier et angoissant. Et fun aussi. Où les groupes sont la seule actualité digne de ce nom.
En lisant l'Heure des lames, on a l'impression d'avoir devant soi quelque chose qui vous dépasse, qui n'est pas de la bd à Papa, un univers dont les clés semblent être là et vous échapper.
En bouclant ce livre, j'étais émerveillé et frustré. La fin, sombre et violente, semblait ouverte, pourtant, et j'ai écris à Rob Davis pour lui dire mon admiration et espérer qu'il donne une suite à ce joyaux.
Et là, au milieu des réponses à quelques questions qu'on peut lire sur la fiche article du site www.warum.fr, il m'a annoncé ce truc incroyable : L'heure des lames est le premier tome d'une trilogie à venir...
J'ai deux belles années devant moi, où le chef d'oeuvre que j'éditerais chaque année est déjà connu. Joie.