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Ce tome constitue une histoire complète et indépendante de toute autre, parue en 2017. Le scénario a été écrit par Didier Quella-Guyot ; les dessins et les couleurs ont été réalisés par Sébastien...
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le 24 mars 2019
Ce tome constitue une histoire complète et indépendante de toute autre, parue en 2017. Le scénario a été écrit par Didier Quella-Guyot ; les dessins et les couleurs ont été réalisés par Sébastien Morice. Le même duo de créateurs est également l'auteur de Boitelle et le café des colonies (2010), Papeete 1941 (2011-2012, 2 tomes), Facteur pour femmes (2016).
Dans les Cévennes, le 30 septembre 1958, l'eau de la crue monte vite et commence à s'infiltrer dans les maisons. En début de soirée, Jean Poujol arrive au café pour prendre un peu de repos, et il relaie les informations de la gendarmerie aux habitués : le Gardon et l'Ardèche ont monté de plus de 5 mètres et les propriétés agricoles avoisinantes sont dévastées, les usines sont submergées. Alors que Fernand, le cafetier, évoque les personnes qui se retrouvent isolées dans leur maison en campagne, Jean Poujol se rend compte brutalement qu'il a oublié de penser à quelqu'un. Il sort en trombe du café, monte dans sa voiture et démarre incontinent. Il arrive devant un pont dont l'accès est barré par les gendarmes. Il explique qu'il est médecin et qu'il doit aller voir un patient de toute urgence. Les gendarmes lui dressent un tableau de l'état des routes, et lui indiquent qu'il s'y engage à ses risques et périls.
Jean Poujol décide de continuer sa route. Il réussit à franchir le pont, mais bientôt sa voiture se retrouve emmenée par le torrent d'eau et il doit l'abandonner. Il poursuit sa route à pied, jusqu'à parvenir à une maison isolée, établie sur une élévation devenue une île au milieu de l'inondation. Il y retrouve son père en bonne santé. En attendant la décrue, les deux hommes cohabitent, et discutent. Jean Pujol est ému de retrouver les vieux livres qui l'ont fait rêver, comme L'île au trésor (1881) de Robert Louis Stevenson. De fil en aiguille, ils abordent le souvenir des disparus, dont une certaine Simone. Ils évoquent le départ de Jean Poujol, de la maison, en 1933. Le père évoque des voisins, comme Victor qui avait séduit et mis Simone enceinte. Jean découvre des réponses à des questions qu'il ne lui était jamais venu à l'esprit de poser.
Le lecteur peut être séduit d'emblée par cette magnifique couverture, avec la mémoire d'une jeune femme (très jeune même puisqu'il apprend au cours du récit qu'elle avait 15 ans) qui surplombe une petite île avec une maison. Le personnage en barque semble se diriger vers le lieu de ses souvenirs, au milieu d'une nature lavée par la pluie. Il peut aussi avoir lu un autre des ouvrages réalisés par Quella-Guyot & Morice et être sous le charme de leur narration douce et calme, pour des histoires fortement nourries par l'Histoire. A priori, le lecteur ne sait pas trop à quel type d'histoire s'attendre en commençant ce volume. Il retrouve une composition de couverture qui évoque celle de Facteur pour femmes, avec une grande importance donnée au ciel, des tons bleus, et la silhouette du souvenir d'une femme. Mais le récit débute d'une toute autre manière avec cette inondation. Il comprend vite que l'inondation est le dispositif narratif qui justifie que Jean n'ait pas d'autre choix que de passer un laps de temps significatif avec son père.
D'ailleurs, dès la fin du premier chapitre (le tome en compte 5), il apparaît que la trame du récit se compose des souvenirs du père et du fils. Dans un premier temps, il s'agit surtout de ceux du père qui révèle des secrets de famille au fils. Le scénariste se lance dans un exercice périlleux de narration dans un ordre non chronologique, charge au lecteur de rassembler les morceaux. La prise de risque est bien réelle car l'intérêt du récit ne repose pas sur une énigme avec un enjeu spectaculaire, comme retrouver le coupable d'un meurtre par exemple. Jean Poujol apparaît comme sympathique de prime abord, mais le lecteur ne connaît quasiment rien de lui, et son père semble lui reprocher de ne pas avoir gardé contact avec lui. Du coup, le lecteur ne sait pas trop bien sur quel pied danser concernant le positionnement moral du personnage principal.
Le lecteur se laisse donc emmener dans ce qui s'apparente à une comédie familiale, avec enfant né hors du mariage, avec quelques éléments dramatiques, mais peu développés. Il est fait allusion à Clémence, la mère de Jean, morte depuis 18 ans, au chagrin que Jean lui a causé en quittant le domicile familial, et ça s'arrête là concernant Clémence. Le lecteur a donc du mal à prendre parti dans un sens ou dans l'autre, manquant d'élément affectif. Fort heureusement la narration reste limpide, et le lecteur n'a pas à fournir d'effort particulier pour remettre les révélations dans un ordre chronologique. Puis vient le moment pour Jean Poujol d'évoquer ce qu'il a fait entre son départ en 1933, et le temps présent du récit en 1958. Il est parti comme médecin dans les colonies, et plus particulièrement dans des établissements pénitentiaires. Son parcours personnel l'a amené à faire l'expérience de cette vie d'expatrié, et à rencontrer des individus d'origine diverse, souvent déportés dans des colonies pénitentiaires pour éviter qu'ils ne fomentent des troubles dans leur pays d'origine.
Sans en dévoiler plus sur l'intrigue, le lecteur constate que le père et le fils ont suivi 2 chemins de vie très différents, mais que celui qui s'est le plus ouvert au monde est finalement celui qui a le moins voyagé. Les auteurs n'opposent pas le père et le fils dans une confrontation idéologique ; ils montrent comment l'un et l'autre en sont venus à adopter des points de vue différents sur la vie. Évidemment, les souvenirs du père finissent par se mêler au thème du colonialisme et du rapport entre les civilisations. En douceur, Jean Poujol prend conscience du point de vue de l'autre, remettant en cause son rapport à autrui. La narration n'est jamais démonstrative, elle reste au niveau des ressentis des personnages, tout en se nourrissant de faits historiques clairement identifiés comme la position du Front Populaire par rapport à l'institution des bagnes.
Alors que le récit se compose essentiellement de la discussion entre le père et le fils, les auteurs mettent en œuvre des outils narratifs diversifiés et sophistiqués qui assurent la prédominance de la dimension visuelle dans la narration. Le lecteur s'immerge dans le récit avec l'inondation montrée dans le premier chapitre. Il apprécie tout de suite les choix de représentation de Sébastien Morice. Cet artiste ne détoure pas toutes les formes, il inclut également des informations visuelles en couleurs directes. Avec cette façon de faire, les coulées d'eau deviennent plus fluides. Les feux arrière de la voiture laissent une traînée pour rendre compte de sa trajectoire hasardeuse. En page 15, le lecteur découvre la maison du père sur l'île dans la douce lumière du matin. La page de Poulo Condor en 1946 baigne dans un soleil chaud. Morice proscrit les couleurs vives et clinquantes pour des tons plus apaisés, et plus feutrés. Il utilise l'infographie pour reproduire l'impression d'un rendu de peinture, mais sans les traces distinctives du pinceau. Cet outil lui permet de jouer sur les nuances d'une même couleur, de montrer comment 2 teintes peuvent se mélanger, comme le bleu de l'eau claire, et le brun de l'eau chargée de terre. Ce mélange de colorisation et de peinture directe aboutit à des cases où le relief de chaque surface apparaît par les variations de nuance, pour des dessins combinant une vision d'un monde riche, et une facilité de lecture.
Le lecteur apprécie également la conception de du récit qui permet de conserver une variété visuelle dans les discussions. Le premier chapitre montre donc les flots d'eau se déversant dans le village, léchant les pieds des maisons et envahissant la campagne. Le dernier chapitre (le troupeau et le berger) se déroule dans un autre endroit, Morice incorporant une composante touristique dans ce qu'il montre. Pendant les 3 chapitres se déroulant sur l'île provisoire où se tient la maison du père, le lecteur peut voir le père et le fils vaquer à leurs occupations, tout en papotant : prendre un verre, couper une tranche de pain, monter au grenier, se tenir sur la terrasse pour observer le niveau de l'eau, aller chercher les moutons, etc. Ces différentes scènes offrent au lecteur l'occasion de se balader aux alentours de la maison, d'observer les paysages, et de voir les gestes du quotidien accomplis par les protagonistes. Il ne s'agit pas simplement de le distraire, mais aussi d'apporter des informations sur la vie des personnages, sur l'environnement dans lequel ils évoluent.
Outre ces occupations banales, le lecteur bénéficie également des images montrant les souvenirs de Jean ou de ceux évoqués par le père, dans la mesure où le récit passe alors dans un mode de narration directe. Par exemple, il est transporté en 1933, et il observe Jean Poujol être pris en charge par un voisin qui l'emmène dans sa camionnette pour le conduire au village, le père lui intimant de donner de ses nouvelles, la mère se tenant à l'écart pour ne pas s'effondrer. Le 2 août 1914, les auteurs lui montrent Simone vitupérer contre Victor qui lui annonce son départ à la guerre, du fait de la mobilisation générale. Un peu plus loin il se retrouve donc à Poulo Condor, une île dans la mer de Chine méridionale, aux côtés de militaires en uniforme blanc, avec casque colonial. Les auteurs lui font visiter du pays, tout en faisant également œuvre de reconstitution historique.
Cette nouvelle collaboration entre Didier Quella-Guyot et Sébastien Morice est encore une fois une réussite, et un plaisir de lecture rare. Le lecteur se laisse tout de suite emmener par la simplicité apparente du récit, alors que les auteurs entremêlent une histoire personnelle, des secrets de famille, une crue, une reconstitution historique, l'existence des colonies pénitentiaires, sans aucune condescendance, avec des images sophistiquées, une mise en scène visuelle, des paysages magnifiques, et une réflexion sensible sur la relation à autrui.
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Créée
le 24 mars 2019
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