On peut dire ce qu’on veut des prix décernés pendant le festival d’Angoulême, mais s’il y a bien une sélection riche en trésors, c’est bien celle du Patrimoine. Dans un marché obnubilé par la nouveauté permanente, il est réjouissant de découvrir des auteurs oubliés ou inconnus par chez nous ou de profiter de nouvelles éditions de titres depuis longtemps introuvables. A chaque annonce de la sélection Patrimoine, l’amateur trouvera toujours de bons choix, de plaisantes curiosités mais en même temps importantes dans l’histoire de la bande-dessinée.
En 2020, c’est Nicole Claveloux qui a eu les honneurs du prix correspondant. C’était d’ailleurs la seule française en compétition. Les éditions Cornélius ont fait le (bon) choix de publier ses histoires parues dans les revues des Humanoïdes associées, la célèbre Métal Hurlant et Ah ! Nana dont l’équipe était féminine. Quelques pages d’introduction permettent de présenter l’auteur, bien documentées. Venue de l’illustration, elle fera une longue carrière dans ce domaine, et arrivera dans le milieu de la bande dessinée par hasard, alternant pages pour la jeunesse dont Okapi et des projets plus adaptés à des grandes personnes.
Pour Métal Hurlant, le rédacteur en chef Jean-Pierre Dionnet lui demande une histoire longue. Elle demande de l’aide à Edith Zha pour l’histoire, mais le résultat dessiné s’éloignera bien souvent du script, sans jamais trahir les intentions de l’auteur. Car dans le trait de Nicole Claveloux, la symbolique est forte.
Le premier épisode présente ainsi deux personnages, une belle femme, un grand oiseau mélancolique et amer. Tous deux vivent dans un appartement plongé dans le noir, aux couleurs sombres. Elle décide un jour « d’introduire le végétal » pour un peu de fraîcheur, mais la plante en pot ramenée est rabaissée et polluée par cet oiseau. La plante meurt, l’amour de la femme ne suffit pas, et elle comprend que c’est de sa faute. Tous deux expriment enfin leur dépit, elle traverse sans le vouloir le mur de l’appartement.
Pour elle, ce sont des lieux étranges qu’elle va découvrir, habité (ou hanté?) par des créatures qui ne le sont pas moins, un voisin envahi par une plante envahissante, une menthe religieuse, ou un hôtel dont les occupants ne font que répéter la même routine, parfois flamboyante mais aussi inquiétante, à l’image de ce couple aux formes polies, enraciné dans leur étreinte de peur de perdre leur amour.
Pour lui, ce n’est qu’après le retour de sa compagne qu’il apprendra à quitter l’appartement, de se confronter aux autres pour quitter ses idées noires mais aussi apprendre à communiquer.
Pour elle, il s’agit de retrouver un peu de soi, confrontée à d’autres personnages dont les finalités leur offrent une originalité certes personnelle, mais dont la finalité les condamne à en rester prisonniers. Pour lui, qui ne la voyait plus, qui ne l’écoutait plus, il s’agit d’apprendre à s’ouvrir, de pouvoir lui parler, pour que ensemble ils construisent (à nouveau?) quelque chose, un nouveau chemin, un but qui leur appartiendrait.
Cette quête du couple est remplie de symboles, il appartiendra aux lecteurs de s’aventurer dans l’interprétation, mais les possibilités sont nombreuses, et réjouissantes. Cette fable est empreinte de surréalisme, avec ses folies et ses mystères. Est-ce que les auteures étaient bien certaines de savoir où aller ? Ce n’est pas bien certain, mais son onirisme est assez réjouissant.
Le trait de Nicole Claveloux y est à la fois sensuelle et géométrique, avec une profusion dé détails qui parfois étouffe, et d’autres fois libère la lecture. Il évolue vers une simplicité qui rappellera Fred et son trait piqué, l’univers aussi. Les couleurs sont assez froides, dans une gamme allant du bleu au vert, de l’obscurité d’un appartement au feuillage de la nature. C’est assez magnifique, assez envoûtant, l’auteur utilisant la couleur directe sur ses planches mélangeant encres, gouache et aérographe. Les derniers épisodes seront malheureusement un peu bâclés, Nicole Claveloux s’étant usée à se forcer à utiliser cette méthode. Quel dommage, le reste étant tellement beau.
Mais La main verte n’est pas la seule histoire composant ce recueil, d’autres histoires courtes sont aussi présentes, cette fois en noir et blanc. On y découvre alors plus nettement l’influence qu’ont pu avoir les gravures des contes de fées du XIXe siècle, les cases sont méticuleusement hachées, les compositions parfois assez figées, et bien sur cette étrangeté des mondes fantaisistes qui se retrouve ici encore. Quelques histoires sont d’ailleurs des recréations de contes de fées, en encore plus étrange, noir ou absurde.
Sans Edith Zha, on perd la poésie de La main verte, mais on découvre un auteur aux histoires plus cruelles, que l’absurde ne cherche même pas à cacher. Dans « La connasse et le prince charmant », une femme attend toute sa vie le prince charmant, c’est quand elle devient nonagénaire qu’il vient enfin frapper la porte. La joie est trop grande, elle en meurt. Dans « Bavardages souterrains », un bébé lance la conversation avec sa voisine, les deux ne s’entendent pas, elle se retrouvera empêtrée dans la dictature du contrôleur de métro.D’autres histoires seront peut-être plus douces, mais prendront place dans des univers où l’imagination de l’auteur s’incarne, dans un monde où les chats se révèlent être des créations célestes (je le savais !) quand « Une journée à la campagne » n’est pas la même quand ce sont des créatures d’un autre monde.
Née en 1940 à Saint-Etienne, Nicole Claveloux est maintenant assez âgée. Il était temps de remettre en avant cette grande dame dont la proposition graphique est assez forte. Il y a dans ces histoires un héritage visuel assez marqué, mais en même temps une originalité assez moderne, se permettant des écarts surréalistes. L’étrangeté de ces récits filera quelques boutons aux amateurs d’albums aux histoires bien définies et faciles à suivre, tant pis pour eux. Il faut faire confiance à l’auteur, accepter de se perdre dans ses idées et ses traits. Son analyse sera pour plus tard, elle sera vertigineuse.