Sang et sexe autour de l'Atlantique
Le profil artistique de Jean-Yves Mitton se révèle pleinement dans ce tome : personnalité extravertie, gourmande de plaisirs charnels, encline à s’engager dans des causes humanistes et généreuses, soucieuse d’un réalisme parfois bien documenté, parfois reconstitué par l’imaginaire, sensible aux mouvements émotionnels au point de les amplifier de manière parfois ostentatoire au moyen d’exagérations efficaces à la lecture, bref un bon camarade pas forcément politiquement correct.
Déjà, que l’on ait amputé de la main droite le jeune et beau héros dans le premier volume souligne cette inclination baroque à amplifier de manière dramatique les réactions du lecteur : la haine de ce dernier en est décuplée vis-à-vis du monstre lourd et bestial qui a commis ce forfait : l’affreux Kerbeuf, dont le sadisme n’a d’égal que l’habileté sociale à se glisser dans les allées de tous les pouvoirs à sa portée. Emblème du Mal, Kerbeuf, en ces temps fort troublés de la Révolution Française, connaît dans ce volume des promotions administratives enviables, qui lui donnent plus de pouvoir à mesure que Yann Le Scorff (le jeune et beau héros) monte en grade lui-même dans les péripéties de la furie révolutionnaire. Cet affrontement de deux pouvoirs grandissants accentue la tension de l’intrigue. Ajoutons qu’il faut assumer de tels choix scénaristiques : faire agir un jeune et beau héros « normalement » en venant tout juste de lui couper la main n’est pas gagné d’avance.
Ainsi, Kerbeuf monte en grade : d’abord citoyen accusateur du Tribunal Révolutionnaire d’Ille-et-Vilaine (planches 2-3), il devient Commissaire de la République à Saint-Malo (planche 44).
La ligne directrice du scénario est une sorte de course au trésor, avec tout ce qu’elle peut avoir d’excitant : comme dans « Le Secret de la Licorne » (Tintin), ce trésor serait situé sur une île lointaine (Bahamas ?), dont la localisation est codée sur trois cartes différentes qu’il faut emboîter pour s’y reconnaître (les trois cartes étant à des échelles différentes) (planches 12 à 14).
Sur cette trame classique, Mitton exploite à fond (mais non sans complaisances idéologiquement ou sexuellement orientées) les ressources narratives qu’Offre la Révolution Française de 1789-1799 dans ses heures les plus chaudes : Terreur, guillotine, guerres révolutionnaires... Les femmes, telles que présentées par Mitton, débordent de libido : charmantes frimousses aux lèvres constamment entrouvertes, comme pour une invite érotique (planches 10 et 11) ; nudités humiliantes et dégradantes des corps que l’on invite à prendre un bain... pour les tuer (planches 16 à 19) ; asservissement érotique de la fille Rohan à son nouveau mâle, sous l’emprise du plaisir qu’il lui donne (planches 20 à 23) ; encore de l’extase érotique, agrémentée de lyrisme (planche 29). Et Yann posé en rival de Napoléon Bonaparte himself, car il convoie Joséphine de Beauharnais qui le regarde d’un œil intéressé (planches 42 à 44).
Les souffrances et les plaisirs des personnages sont développés avec un théâtralisme parfois baroque, supposés communiquer une réaction puissante de sympathie et d’antipathie chez le lecteur : Yann cherchant à surmonter son handicap physique (planche 1) ; sévices exercés par les gardiens de prison (planches 4 à 6) ; le sang de la guillotine et les têtes coupées (planche 6) ; souffrances des prisonniers voyageant à fond de cale (planches 15 et 16). Le point culminant du trouble dramatique et érotique est atteint lorsque Yann, nu, suspendu au bateau par son crochet, assiste au retournement des préférences érotiques de sa bien-aimée en faveur d’un personnage fort antipathique. Sadisme, voyeurisme, exacerbation des sentiments de déchirement intérieur...
Evidemment, pour que la sauce tienne, il faut avoir recours à quelques invraisemblances : Yann sauvé au dernier moment par un rachat miraculeux (planches 6 et 7) ; Yann suspendu plusieurs jours à un rebord de bateau par son crochet, mangeant et buvant ce qu’il peut sans mourir (planches 20 à 23) ; Yann soutenu à bout de bras dans sa promotion par un Toussaint Louverture étonnamment bienveillant ; Yann supposé être devenu célèbre en France simplement parce qu’il a pris un navire (planches 39 à 46)...
Désormais loin des sans-culottes européens, les héros se déplacent dans un décor africain, marqué par le commerce triangulaire des esclaves, et, bien entendu, Yann, le jeune et beau héros, va faire coup double : appeler au métissage en se liant à la fille d’un chef noir, et susciter une révolte anti-esclavagiste ; on est en effet dans les années 1793-1794, et l’on voit survenir Toussaint Louverture lui-même, la reprise de Saint-Domingue aux Espagnols (dont Mitton attribue le mérite à Yann, non mais sans blague !) (planches 37 à 40). Combats navals, tirs de canons, assauts, ruses et traîtrises, voilà de la belle aventure !
Le dessin de Mitton fleure bon le réalisme méticuleux et agité des grandes heures de la BD d’aventures d’après-guerre, plutôt telle qu’on la dessinait dans la presse communiste (Périodique « Vaillant », puis « Pif le chien », par exemple). L’idéalisme sans complexe des héros (Lumières, Révolution, abolition de l’esclavage...) rejoint le boy-scoutisme émancipateur des BD supervisées par le PCF aux beaux temps de la Guerre Froide. D’assez puissants contrastes de luminosité – soulignés à l’encre de Chine -, la clarté des scènes même si elles se passent la nuit, la franchise des couleurs attrayantes des chevelures, des uniformes, des paysages, le lettrage de grandes dimensions, tout donne cette impression de force et de lisibilité qui ne fait pas dans le pusillanime. Belle vue sur Saint-Malo, avec hôtels Renaissance, remparts et flèche gothique hérissée de choux-frisés (planche 1) ; chemin de ronde sur les remparts (planche 8), port de Saint-Domingue (planche 37).
De l’aventure saignante, moite, criante de souffrances et de plaisirs. Aucun temps mort, excellent !