Ce tome contient une biographie complète de Jacob Kurtzberg (1917-1994) qui a changé légalement son nom en Jack Kirby et qui a réalisé des comics de 1936 à sa mort. Elle a été entièrement réalisée par Tom Scioli (scénario, dessins, couleurs). Elle comprend 191 pages de bandes dessinées, une courte note de l'auteur en introduction, 4 pages de notes explicitant la source de certains propos de Kirby, 1 page de bibliographie et un index de 4 pages. L'auteur explique qu'il s'agit d'une biographie de Jack Kirby, mais présentée comme si Kirby lui-même racontait sa vie.
Les parents de Kirby venaient de Galicie, une région de l'empire austro-hongrois. Sa mère Rose Bernstein a quitté cette région encore enfant et est venue aux États-Unis avec ses sœurs. Son père Benjamin Kurtzberg venait d'une riche famille mais avait offensé un noble qui l'avait défié à duel au pistolet ou à l'épée. Son propre père lui avait conseillé de fuir le pays, en lui remettant une somme d'argent. Ses parents se sont rencontrés grâce à un intermédiaire de la communauté installée à New York. Ils se sont mariés rapidement et se sont installés dans l'East Side. Son père travaillait dans la confection. Jacob Kurtzberg est né 28 août 1917. Son petit frère David est né quatre ans plus tard, mais lui avait été confié quelques jours aux voisins. C'est là qu'il a découvert les illustrés des journaux comme Krazy Kat de George Herriman, et Little Orphan Annie de Harold Gray. Il s'est alors mis à lire les comic-strips en couleurs du dimanche tels que Tarzan, Prince Valiant, Flash Gordon. Une année, il a attrapé une pneumonie, et ses parents sont allés chercher des rabbins pour qu'ils effectuent un exorcisme, ce qui a fortement marqué le jeune garçon. Rapidement, il s'est mis à dessiner, en particulier sur les murs du couloir de leur immeuble. À l'époque, les enfants jouaient au baseball dans la rue, et ils y avaient des guerres gangs dans son quartier. Après une échauffourée un peu violente, ses camarades l'avaient déposé inanimés devant la porte de l'appartement de ses parents.
Sa mère lui racontait souvent des histoires du pays, et il a appris à son tour à les raconter à ses camarades de classe. Les années continuent de passer, et le jeune Jacob découvre les magazines Pulp, les avions qui passent dans le ciel, une école d'art, la récession économique et l'obligation de prendre un boulot de distributeur de journaux. Il intègre un club de jeunes garçons, en distribue la feuille de chou et y réalise des illustrations. Il découvre les films de Charlie Chaplin, de Buster Keaton, des Marx Brothers, de Douglas Fairbanks, etc. Il devient un boxeur amateur. Il travaille pour les studios de Max Fleischer, d'abord pour nettoyer les planches des animateurs, puis comme intervalliste. Il devient l'assistant de Horace T. Elmo sur ses comic-strips Teddy, Soko, et lui propose de réaliser un comic-strip original de science-fiction. Il produit également des affiches sur des conseils de santé, ainsi que des dessins politiques. Étant ainsi parvenu à se constituer un portfolio, il réussit à se faire embaucher dans les studios de Will Eisner & Jerry Iger. Là, il travaille en compagnie de Mort Meskin, Bob Kane, Lou Fine, et d'autres.
Par la force des choses, le lecteur de comics Marvel connaît bien la version de Stan Lee sur la création des superhéros de cette maison d'édition, sur son rôle de grand créateur et de coordinateur, avec son apparence qu'il a développée comme une image de marque, jusqu'à en devenir quasiment la mascotte. Il sait peut-être qu'au fil du temps Stan Lee a accordé un peu plus d'importance à Steve Ditko et à Jack Kirby dans la création de ces superhéros devenus des licences générant des centaines de millions de dollars avec leur adaptation cinématographique. Pour peu qu'il soit curieux, cette bande dessinée présente la possibilité de découvrir la version de Jack Kirby. Tom Scioli s'est fait connaître en illustrant la série Godland (205-2013) avec Joe Casey, et en réalisant Fantastic Four: Grand Design (2019). En feuilletant juste ce tome, le lecteur peut avoir un instant de recul. Il comprend vite que l'auteur a choisi sciemment de jaunir un peu le papier pour lui donner la patine du temps. Il en déduit que le lettrage en apparence un peu irrégulier mais très aéré a également été choisi pour apporter une saveur vintage à l'ensemble. Il voit des dessins un peu simplifiés, avec une sensation de naïveté tout aussi assumée. Enfin, le visage de Jack Kirby devient de plus en plus enfantin au fur et à mesure des pages, évoquant un personnage de dessin animé pour jeune public. Il peut être un peu rebuté a priori par les cellules de texte qui peuvent manger un quart à deux tiers de la case.
Sous réserve qu'il surmonte ses réticences vis-à-vis des idiosyncrasies graphiques, le lecteur se retrouve vite agréablement surpris par la fluidité de sa lecture, et par le bon niveau d'informations visuelles. Finalement le lettrage vieillot s'avère très facile à lire, donnant un rythme de lecture rapide, à l'opposé de l'impression lors du feuilletage. Si l'apparence des dessins paraît parfois un peu grossière ou malhabile, la lecture montre que l'artiste accomplit un incroyable travail de reconstitution historique, jamais pesant, toujours pertinent. La représentation un peu enfantine de Jack Kirby permet à l'auteur de plus facilement faire apparaître ses émotions et ses états d'esprit, et elle finit par transcrire l'inventivité de ce créateur, ayant conservé toute la fougue de sa jeunesse, ainsi que le sens du merveilleux des enfants. En cours de récit, il apparaît une autre qualité extraordinaire dans la narration visuelle : Tom Scioli sait reproduire les planches de Kirby et d'autres artistes de chaque époque concernée, en les intégrant dans les cases, sans solution de continuité. Cela apporte le témoignage nécessaire sur les œuvres de l'artiste en les illustrant avec ses créations, sans encourir le risque des droits d'auteurs… à l'américaine, c’est-à-dire surtout les droits à verser aux éditeurs.
Une fois rassuré sur la qualité de la narration visuelle, le lecteur se laisse porter par le flux de pensée de Jack Kirby. Il garde bien à l'esprit que ce n'est pas une autobiographie même s'il s'agit souvent de propos qu'il a tenus dans des entretiens. Il constate que la vie de ce créateur est indissolublement liée à celle du siècle au cours duquel il a vécu, presque de son début à la presque la fin. Il prend très vite conscience qu'il ne s'agit pas d'une hagiographie comme celle de Stan Lee Amazing Fantastic Incredible (2015) réalisée par Peter David & Colleen Doran. Le propos de Tom Scioli est beaucoup plus dense, dépourvu d'enjolivements et de boniments. Pour autant, le scénariste a un point de vue bien affirmé sur la place de Kirby dans la création de l'empire Marvel. Quand paraît le numéro 1 de la série Fantastic Four, Jack Kirby a 44 ans et plus de 20 ans de carrière professionnelle comme auteur de comics. Le lecteur commence donc par découvrir la jeunesse de Jacob dans un quartier newyorkais, les débuts de sa carrière, l'association avec Joe Simon (1913-2011), la création de Captain America en 1940 (20 ans avant les Fantastic Four), etc. Le lecteur suit en parallèle la vie professionnelle de Jack Kirby et sa vie privée. Bien sûr, il se demande à quoi il peut ajouter foi dans ce qu'il lit. S'il a déjà lu Le Rêveur (1985) de Will Eisner, il retrouve une description du milieu professionnel des comics très cohérente, vraisemblablement avec un bon niveau d'exactitude historique. Il saisit bien que le duo Simon & Kirby a participé de manière significative au développement de la jeune industrie des comics.
S'il est un peu connaisseur, le lecteur va consulter la liste de références bibliographiques et y relèvent trois sources qui font autorité : l'ouvrage Kirby: King of Comics (2008) de Mark Evanier, l'interview de Jack Kirby par Gary Groth parue dans le numéro 134 de la revue Comics Journal en février 1990, ainsi que la revue The Jack Kirby Collector, publiée par l'éditeur Two Morrows, sans compter de nombreuses autres interviews. Il corrèle également ce qu'il lit avec ce qu'il connait déjà de la carrière de Jack Kirby et les comics qu'il en a lus. Il constate une parfaite cohérence entre ce qui est raconté, et ce qu'il peut savoir. Il comprend pourquoi l'auteur a choisi cette forme un peu étrange de raconter la vie d'une personne ayant réellement existé à la première personne : son ressenti est capital pour comprendre ses décisions, pour donner sens à ce qui ne serait autrement que des revirements bizarres, et pour faire partager la passion de ce créateur pour son art. Bien sûr, le lecteur sait qu'il s'agit d'une reconstitution, et pas uniquement d'un reportage sur le vif, et que les déclarations de Kirby en interview peuvent également être sujettes à caution. Il voit bien que l'auteur développe un point de vue personnel en arrière-plan. Pour autant, la cohérence du propos est telle que les certitudes du lecteur le plus critique s'en trouvent ébranlées. Après avoir lu cet ouvrage, le lecteur a une vision bien différente de l'industrie des comics, de la manière dont les éditeurs traitent la main d'œuvre créatrice dans ce processus industriel, et du drame de la vie de Jack Kirby, contrecarré dans ses élans créatifs les uns après les autres.
Indubitablement cette biographie de la vie de Jack Kirby est indispensable, et formidablement bien réalisée, en dépit du ressenti a priori sur l'apparence de la narration visuelle. Tom Scioli a effectué un travail remarquable de recherches pour proposer une vision de la vie de Jack Kirby très facile à lire, très instructive, poignante. Le lecteur en ressort encore plus admiratif du génie créatif de Kirby, avec un goût amer provenant des revers successifs qu'il a essuyés, de la manière dont il a été traité par ses employeurs, de l'impossibilité de mener à son terme sa vision et son ambition d'auteur. Il en ressort également avec la certitude que Kirby mérite pleinement le qualificatif d'auteur, en plus d'être une véritable machine à créer.