Superbe album sur l'exil et l'errance d'un tribu indienne paraguayenne, saisie d'une dépression collective au moment où éclate la Deuxième Guerre Mondiale. La jeune ethnologue, par le regard de laquelle nous percevons l'action, est elle-même juive, et devra apprendre, du fond de sa jungle, la vérité sur la guerre et sur ce qu'il est advenu de sa famille.
Le propre de cette tribu indienne, les Mbyas, est de se représenter le Monde selon des démarches mentales que d'aucuns appelleraient péjorativement "primitives", et qui relèvent d'un fonctionnement inconscient, analogique, symbolique et magique, où l'on retrouve les thèmes traditionnels du jaguar (à la fois réincarnation d'ancêtres et prédateur impitoyable), du chaman formulant le sens et la transcendance (magnifique Karaï emplumé, Homme-Dieu guide, sorcier, voire totem de sa propre tribu, accablant d'une grandeur désespérée jusque dans la scène nihiliste de son auto-aveuglement !), d'une topographie imaginaire rêvée et mythique (la Terre sans Mal, très pertinent en ce début d'holocauste mondial), de la transe, d'un vocabulaire empruntant constamment à l'environnement animalier et botanique...
Cette tribu somnambule, parcourant la jungle pour fuir le racisme des Espagnols et conserver ses traditions de confrontation directe, naturelle et érotique avec la nature, produit un discours onirique sur le Monde et passe du temps à mesurer la distance qui existe entre ses représentations et la réalité. La Terre Sans Mal existe-t-elle ? Certains répondent oui, et y vont. D'autres vont se perdre dans la soumission qui les attend dans les villes blanches. D'autres encore se plongent dans l'étude du livre, de l'écriture des Blancs, à la fois pour s'exprimer et pour aborder un nouveau type de représentation du Monde.
La documentation ethnologique à la base de cet album est impressionnante, essentiellement fondée sur les ouvrages de Pierre et Hélène Clastres. L'introduction, collage original de croquis, de photos, et de réflexions de la jeune ethnologue, Eliane Goldschmidt, est d'une richesse et d'une précision soignées. On y parle le langage Mbya authentique.
Le dessin, respectueux et évocateur du fouillis végétal des jungles, paré de couleurs souvent appliquées par aplats contrastés (les taches de lumière sur les visages ressemblent vraiment à des taches), empruntant avec pertinence le graphisme des codex antiques pour parler des mythes indiens, brumeux et bleuté quand il le faut, mérite le respect.
Au coeur de tout cela, la tragédie des identités et des vies perdues : les Indiens fuyant leur niche écologique pour s'enfoncer dans le rêve d'un "Monde sans Mal", préférant souvent mourir que renoncer à ce qu'ils sont; la jeune ethnologue qui perd sa famille, se dénude pour s'intégrer aux Indiens, au carrefour entre deux univers.
A goûter.