En vol, on ne se rend pas compte : on se bat contre une machine.

Ce tome est le premier d'une trilogie formant une histoire complète indépendante de toute autre. Il est paru en 2012. Le scénario est de Pierre Veys, et les dessins ainsi que les couleurs de Carlos Puerta.


Quelque part à la campagne, dans un endroit éloigné des lignes du front de la guerre de 14-18, un oiseau prend son envol, au-dessus d'un moulin à vent désaffecté, au-dessus de la cime des arbres, haut dans le ciel. Il est pris par surprise et effrayé par la survenance brusque de 2 biplans, un Albatros D.II peint en rouge pourchassant un SPAD S.VII portant une cocarde tricolore. Le Baron Rouge a réussi à isoler un pilote français et il le pourchasse sans répit. Le pilote français tente une manœuvre d'esquive en passant entre piles d'un pont, mais c'est peine perdue. Manfred Albrecht von Richthofen (1892-1918) l'a dans son viseur, il tire juste après le pont et le biplan français se pose sur un champ. Le Baron Rouge pose son avion à proximité, en descend et va confirmer la mort du pilote, ainsi que prendre un trophée. Il prend plaisir à avoir regardé le pilote mourir.


10 ans plutôt à Berlin, le jeune Manfred Richthofen se rendait à l'académie militaire, en tramway, en compagnie de son copain Willy. Ce dernier lui conseille de faire des moins bons scores que Friederich, un autre élève. Manfred Richthofen se donne quand même à fond et finit premier du concours de gymnastique. Dans les vestiaires Friderich et 2 de ses camarades viennent le trouver afin de le remettre à sa place par la force. Manfred traverse une expérience troublante car il est capable d'anticiper chaque mouvement, chaque attaque, comme s'il en avait conscience juste avant que son opposant ne le fasse. Il leur met une sévère raclée, et ils partent sans demander leur reste. Seul dans la rue, il éprouve un sentiment d'exaltation. Quand il en parle plus tard avec Willy à la bibliothèque, ce dernier pense qu'il affabule. Le lendemain Manfred provoque sciemment Friderich à la cantine, ce dernier préfère esquiver et ne pas l'affronter. Pour avoir le cœur net sur ses capacités, Manfred Richthofen décide de se rendre dans un quartier dangereux de Berlin, à la nuit tombante.


Encore une BD d'aviation, encore une BD sur le Baron Rouge, et cependant la couverture attire l'œil pour sa représentation soignée d'une ville de Belgique. Le lecteur éprouve l'agréable surprise de découvrir que les dessins à l'intérieur présentent le même niveau de qualité que celui de couverture. Le lecteur n'a pas de doute sur la qualité de la reconstitution historique visuelle, et ayant identifié l'avion piloté par Richthofen, il en déduit que le début du récit se déroule fin 1916, ou début 1917, avant que ce pilote ne vole sur le triplan Fokker Dr.I. Cette bande dessinée se lit très vite, en un quart d'heure en prenant le temps d'apprécier les dessins. Cela tient au fait qu'il y a 20 pages de consacrées à deux combats aériens (8 pages pour le premier, 12 pages pour le second), quasiment dépourvues de texte. Cela tient également au fait de la qualité de la narration visuelle qui est d'une clarté exemplaire, y compris pour les duels aériens, alors que ces derniers peuvent constituer un vrai casse-tête pour rendre compte de la position relative de chaque avion, et de leurs évolutions aériennes.


L'intrigue n'est pas très complexe. Elle commence par ce duel aérien fin 1916, début 1917, puis effectue un retour en arrière sur la fin de la période scolaire de Manfred Richthofen, et passe ensuite à la première mission aérienne de Richthofen en tant que mitrailleur, avec un pilote. L'originalité du récit tient au fait que le scénariste attribue un don surnaturel à Manfred Richthofen : il est capable de percevoir un mouvement chez un agresseur avant que celui-ci ne l'ait effectué. Le récit laisse le choix au lecteur de prendre cette capacité de manière littérale, à savoir un don surnaturel sans aucune explication sur sa provenance ou sur son fonctionnement. Il peut aussi y voir une forme de métaphore sur la capacité bien réelle du Baron Rouge à se montrer plus malin que ses ennemis. De ce point de vue, ce don est l'incarnation de cette capacité bien réelle qui lui a permis d'accumuler 80 victoires avant de succomber dans une mission aérienne le 21 avril 1918. Il est vraisemblable que le lecteur apprécie plus ce premier tome s'il est déjà familier avec la réputation du Baron Rouge, une connaissance superficielle suffit et elle peut être acquise rapidement en consultant une encyclopédie en ligne.


Sous réserve que le lecteur ne soit pas opposé à une relecture de la vie de ce pilote et ne soit pas réfractaire à une fibre surnaturelle, il peut alors plonger dans une reconstitution à la consistance épatante. Les planches de Carlos Puerta se révèlent très déconcertantes, donnant tantôt l'impression de peinture directe s'appuyant sur des traits de contour très fins et très discrets qui ne sont pas systématiques, tantôt sur une utilisation complexe de l'infographie pour réaliser une reconstitution historique de Berlin la plus fidèle possible. Ainsi en page 11, le lecteur a l'impression de contempler une carte postale d'époque pour la case du haut de la largeur de la page, qui aurait été reprise à l'infographie pour ajouter des couleurs et pour travailler sur le niveau de détails pour accentuer la profondeur de champ. Il en va de même pour la vue de la façade de l'école militaire (page 12), d'une vue générale d'une grande place de Berlin (page 19), du front de mer d'Ostende (page 31) ou des différentes vue de Bruges lors de l'affrontement aérien de la dernière scène du tome. Quelle que soit la technique réellement employée, la reconstitution historique est impressionnante de finesse te de justesse, et ces éléments de décors se fondent parfaitement au reste du récit. Il n'y a pas de solution de continuité entre ces environnements et les personnages ou les avions.


Le lecteur prend donc un grand plaisir à pouvoir ainsi se projeter dans chaque endroit, à effectuer ce qui s'apparente à du tourisme historique, justifié par la nature du récit et intégré de manière naturelle. Il se rend compte également que les autres environnements sont représentés avec le même rendu final ce qui assure l'unité visuelle de la narration. La première page montrant le vol d'un oiseau au-dessus d'un paysage de campagne comprend le même soin pour représenter le moulin, ou la flore. L'utilisation de la couleur est très impressionnante pour rendre compte aussi bien des teintes de ce qui est représenté, des variations de nuances en fonction des fluctuations de la luminosité, que de la texture de chaque élément. Dans les pages suivantes, le lecteur éprouve l'impression de pouvoir passer la main sur les pierres du pont et d'en sentir la granulosité, les aspérités, ainsi que les lichens qui y sont accrochés. Ainsi au fil des séquences, il admire la brillance du dallage de l'école militaire, la densité de livres dans les rayonnages de l'imposante bibliothèque, la luminosité du réfectoire, le pavage terne des rues, les façades de Bruges, et l'écoulement de l'eau dans les canaux de Bruges.


Carlos Puerta se montre tout aussi habile à donner vie aux différents personnages, en prenant soin de les représenter avec une morphologie normale, dans des tenues vestimentaires d'époque, avec des postures naturelles. Manfred Richthofen est un adolescent élancé, avec une musculature bien dessinée, ce qui est cohérent avec ses capacités de gymnaste. À plusieurs reprises, le dessinateur utilise une case pour faire un gros plan sur son regard qui reste indéchiffrable. Il montre l'impassibilité du personnage, qu'il vienne de tuer un autre pilote (dans la scène d'ouverture) ou qu'il vienne de massacrer les voyous de rue qu'il a provoqué, avec encore le sang de l'un d'eux qui macule son visage. Le récit repose sur plusieurs séquences d'action, certaines aériennes, d'autres d'affrontement physique à main nue. Dans la scène dans les vestiaires, le lecteur apprécie l'approche naturaliste de l'artiste qui ne cherche pas à donner une vision romantique de la bagarre, et qui a composé un plan de prises de vue permettant de suivre le déplacement de chacun des adolescents, ainsi que les coups portés. Dans la seconde bagarre, le lecteur se retrouve estomaqué par la sauvagerie de Manfred Richthofen, par la brutalité, la précision et la cruauté des coups portés. Les dessins rendent admirablement compte de la vivacité des mouvements et de l'absence de retenue de Richthofen.


Bien sûr dans ce genre de récit, le lecteur s'attend à des combats aériens spectaculaires et intelligibles. Avec ce tome, ses attentes sont satisfaites au-delà de toutes ses espérances. Carlos Puerta rend compte des voltiges et de la stratégie des pilotes avec une aisance confondante. Le lecteur assiste à la première course-poursuite en voyant les manœuvres, en pouvant suivre les positions respectives des 2 avions à chaque instant, en constatant comment ils essayent de tourner à leur avantage les caractéristiques du terrain. À l'opposé d'acrobaties aériennes déconnectées de leur environnement, ou de mouvements incompréhensibles dans le ciel, l'artiste décrit avec brio les différentes phases de cette course-poursuite mortelle, avec un naturel inouï. Il réitère ce tour de force lors de la dernière scène de ce tome, pendant 12 pages d'une intensité rare, d'une lisibilité exemplaire, et d'une grande beauté. Un exploit narratif !


Le lecteur plonge dans ce premier tome en se demandant si les auteurs seront à la hauteur du sujet qu'ils abordent. Il comprend vite que leur objectif n'est pas de réaliser une biographie de Manfred Albrecht von Richthofen, mais de donner leur interprétation personnelle de cet individu devenu une légende. Le scénariste plonge le lecteur dans le vif du sujet avec une course poursuite aérienne, puis il revient 10 ans en arrière. Il propose une explication personnelle de la longévité de Manfred Richthofen au cours des combats aériens, et reprend un cours chronologique avec l'un des premiers affrontements en 1915. Cette histoire linéaire et simple est servie par des planches exceptionnelles nourrissant le récit par une narration visuelle extraordinaire et incroyable. La reconstitution historique plonge le lecteur à cette époque, dans les différents lieux, et la représentation des affrontements est aussi limpide que spectaculaire.

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le 24 mars 2019

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