Il s'agit d'une bande dessinée de 86 pages, en couleurs. Elle est initialement parue en 2017, écrite par Vladimir Grigorieff (1931-2017), dessinée et mise en couleurs par Abdel de Bruxelles, avec l'aide d'Aélys Abdun pour les couleurs. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur professionnel, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.
Cette bande dessinée se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle commence par un avant-propos de David Vandermeulen de 4 pages, plus une page de notes. Il commence par évoquer quelques caractéristiques du conflit : un pays qui subit une guerre tous les 7 ans en moyenne, avec l'implication d'une dizaine d'autres pays de par le monde, une population de 6,4 millions de Juifs israéliens, un pays représentant à peine 0,01% de la superficie globale de la planète. Il présente ensuite les qualifications de Vladimir Grigorieff pour rédiger un tel ouvrage, ainsi que la volonté d'avoir un discours non partisan. Enfin il revient sur l'importance de la résolution 2334 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, votée le 23 décembre 2016.
La bande dessinée commence avec une mise en scène dans laquelle Vladimir Grigorieff répond aux questions de 2 journalistes fictifs. Ils lui expliquent qu'ils souhaitent un ouvrage qui s'adressent à des lecteurs non spécialistes que le sujet interpelle, dont les sources d'informations sont télévisuelles et journalistiques. Ils souhaitent une présentation digeste et non partisane, basique et impartiale, qui dépasse le format des brèves de comptoir. Avec cette lettre de mission, Vladimir Grigorieff se lance dans exposé chronologique, incorporant les points de vue et les arguments des 2 camps.
Dès la première page, le lecteur comprend bien comment cette bande dessinée a été conçue. L'éditeur a proposé le projet au spécialiste qui a fourni un texte, et charge au dessinateur de faire de son mieux pour transformer ça en une bande dessinée. Effectivement, il y a quelques pages où les images luttent pour réussir à occuper la moitié de la surface de la page. Effectivement il y a quelques cases qui représentent exactement ce qui est écrit dans l'encart de texte, mais finalement pas beaucoup. En regardant les dessins après avoir fini l'ouvrage, le lecteur prend mieux conscience de l'apport des dessins. Pour commencer s'il a été attiré par cette lecture, il y a fort à parier que c'est pour sa forme en bande dessinée. Ensuite la narration visuelle permet d'humaniser le texte, même par un procédé aussi simple que celui de mettre en scène deux personnes (ou plus) en train de discuter. D'une manière générale, les dessins d'Abdel de Bruxelles donnent une impression de simplicité, de formes simplifiées rapidement réalisées, ce qui contrebalance la densité d'informations contenue dans les textes. Le lecteur constate également que l'artiste utilise des références photographiques ou vidéo pour représenter les personnages historiques, et que les dessins de ces cases sont plus travaillés pour capturer la ressemblance recherchée.
En outre à plusieurs reprises, Abdel de Bruxelles utilise des procédés spécifiques à la bande dessinée. Pour commencer il y a cette possibilité de mettre sur le même plan des personnages fictifs (les interlocuteurs) et des représentations issues de photographies, sans donner l'impression de sauter d'un média à un autre. Ensuite, il y la possibilité de créer une narration séquentielle, y compris dans un exposé aussi contraint que celui-ci. Ainsi les pages 15 à 17 montrent un groupe de juifs et un groupe de palestiniens se tenant au pied de la muraille de Jérusalem, interagissant l'un avec l'autre, montrant l'évolution des rapports de force. Les dessins servent également à évoquer un temps passé (biblique, page 24) où l'artiste évite l'écueil de la représentation naïve, et celui d'une représentation trop photographique. Enfin, il utilise également les images pour des compositions rapprochant des éléments visuels, comme l'horloge symbolique de l'apocalypse superposée au globe terrestre, avec Kofi Annan dénonçant l'irresponsabilité de la prolifération des armes atomiques.
Ainsi, malgré un niveau de contrainte très élevé peu compatible avec une narration séquentielle et des dessins en apparence simplistes, Abdel de Bruxelles fait bien plus que juste illustrer le discours de Vladimir Grigorieff. Dès la conception de l'ouvrage, ce dernier sait bien qu'il s'expose à toutes les critiques possibles et imaginables. À l'évidence, une bande dessinée (même si l'on ne tient pas compte de la forme dessinée) de 86 pages est forcément réductrice par rapport à une situation évolutive aussi complexe. D'un autre côté, ne rien écrire sur le sujet est également l'aveu d'une impuissance et d'un échec. Outre les précautions prises par David Vandermeulen dans l'avant-propos, l'auteur prend soin de bien expliciter ses intentions le plus clairement possible : faire œuvre de vulgarisation non partisane. En page 10, un interlocuteur lui demande s'il pense que cet ouvrage pourrait être utile. L'auteur répond : Utile dans un conflit d'une telle complexité tragique, je n'en sais rien. Ce que j'espère surtout, c'est trouver des lecteurs subtils qui corrigeront par leur propre réflexion les insuffisances de la mienne. Il indique qu'il ne détient pas la vérité absolue et incite le lecteur à faire preuve d'esprit critique.
Rapidement le lecteur se rend compte de la densité du propos et de la rigueur de la démarche des auteurs. Il vaut qu'il soit familier de l'actualité concernant Israël et qu'il ait déjà une idée de qui sont les principaux dirigeants politiques concernés par son histoire. En outre, les auteurs ont inclus un glossaire de 24 mots ou expression en fin d'ouvrage pour éviter de surcharger encore plus la bande dessinée. Un simple coup d'œil au glossaire montre qu'il ne s'agit pas de notions superficielles puisqu'il y trouve aussi bien le sens du mot Naka, que celui de l'expression de rocher d'Israël. Le livre est divisé en 3 grands chapitres chronologiques : (1) la situation à l'époque de l'Empire ottoman (15 pages), (2) Au temps du mandat britannique (12 pages), (3) l'état d'Israël et les palestiniens (50 pages), avec une introduction et une conclusion. Chaque chapitre est divisé en séquences, au nombre de 23 au total, ce qui facilite les pauses dans la lecture. Vladimir Grigorieff utilise bien sûr une approche historique et chronologique, ayant choisi de commencer à partir de 1880, en passant par le mandat britannique (1920 à 1948), la guerre des six jours, du 5 au 10 juin 1967, la guerre du Kippour, du 6 au 24 octobre 1973, les 2 intifada, les accords d'Oslo (1993), etc. En fonction de sa familiarité avec ce thème historique, le lecteur peut regretter que tel ou tel événement ne soit pas développé, par exemple le massacre de Sabra et Chatila en 1982, c'est la limite d'un ouvrage de vulgarisation. Mais dès le départ, il ne se limite pas à une série de date, ou de décisions politiques.
À chaque notion, Vladimir Grigorieff développe ce que son appellation recouvre. Cela commence avec une séquence intitulée Comprendre le sionisme. Au fil des pages, il développe également les différents mouvements antisionistes (au nombre de 3), en quoi les termes d'esclavage et de colonialisme sont impropres à la situation, ainsi que celui d'apartheid, la distinction à établir entre post-judaïsme et néo-judaïsme, entre panarabisme et palestinisme. Ces développements s'inscrivent dans la perspective d'une vulgarisation qui ne se contente pas d'enfiler les termes, sans les expliquer. L'auteur fait preuve d'une démarche plus holistique, en envisageant ce conflit sous de nombreux points de vue. Il n'hésite pas à mettre en scène un dialogue sur le conflit israélo-arabe entre David ben Gourion (1886-1975) et Yasser Arafat (1929-2004), les faisant parler à partir de leurs déclarations. Il développe également une réflexion de nature philosophique et aborde toutes les questions qui fâchent. La (re)création d'Israël est-elle moralement justifiée ? Pourquoi un tel intérêt pour le conflit israélo-arabe ? La violence est-elle contre-productive ? Entre israéliens et palestiniens aurait-il pu y avoir un échange de populations ? Israël et la bombe atomique. À chaque fois, il prend bien soin de donner les arguments des différents partis, sans prendre position, mais en ouvrant parfois la discussion sur un questionnement philosophique. Le seul parti pris de l'auteur est celui du pacifisme.
Tout au long de ces 23 séquences, Vladimir Grigorieff a à cœur de présenter les différentes facettes de chaque enjeu, de chaque politique, pour ne pas laisser place au doute sur le fait que le conflit israélo-palestinien, c'est plus compliqué que ça. Il ne prend jamais son lecteur pour un idiot et n'hésite pas à employer des termes précis comme la dhimmitude : condition sociale et juridique des dhimmis (personne non musulmane, dans les sociétés islamiques), en terre d'islam. Il examine la question du terrorisme des 2 côtés de la barrière, et il évoque les raisons du soutien des États-Unis, ainsi que le statut des populations juives au cours de la diaspora (page 33). Il évoque le droit politique, mais aussi le droit moral, et le positionnement en victime.
Le projet d'évoquer le conflit israélo-palestinien en 86 pages (denses) de bande dessinée est condamné à être critiqué de bien des manières avant même qu'il ne soit réalisé. Après lecture de l'ouvrage, il apparaît qu'Abdel de Bruxelles a fait plus que simplement essayer de trouver des images pour illustrer un texte copieux et immuable, complétant le propos par des images d'archives, mais aussi des mises en scène spécifiques à la bande dessinée. Vladimir Grigorieff dresse un portrait bien plus ambitieux qu'une simple vulgarisation en examinant ce conflit sous l'angle historique, politique, religieux, moral, philosophique et pacifiste, avec un degré de réflexion nourri par une solide connaissance et une solide culture. Il ne reste plus alors au lecteur qu'à se faire sa propre opinion.