Une anomalie se répète dans le récit : beaucoup trop de gens sont saisis du désir de savoir ce que dissimule le gant de Grimion. Et quand on dit "désir", c'est pour être gentil. Pour certains, cela relève du prurit, de la pulsion libidineuse, du fanatisme. Que Grimion ait envie de savoir, c'est la moindre des choses. Ses parents, on s'en fiche, ils le savent. Mais que, dans ce monde de rudes paysans, accoutumés à toutes les aberrations et les laideurs que peut engendrer la nature, on éprouve bien au-delà d'une vague curiosité, c'est révélateur.

Révélateur de quoi ? D'une crainte irrationnelle d'être mis en présence de l'Ombre, du Mal, de ce qui remet radicalement en cause les valeurs sur lesquelles on a fondé sa vie. La violence même de ce désir de savoir connote la présence de l'Inconscient, et de l'une de ses fonctions, le Sacré.

Bon, Grimion se dégante, bien contre son gré, donc on laisse au lecteur le soin de découvrir lui-même ce qu'il y a sous ce gant.

Ce gant et ce qu'il cache fédère, unifie, donne cohérence à des itinéraires individuels qui, sans cela resteraient étrangers les uns aux autres : le mythe de l'Arbre primordial, très proche parent d'Yggdrasil, qu'Anthime, le bénéfactor de Grimion, raconte à Antoine-Trois-Yeux qui se meurt d'amour. L'arbre, précisément, est ce qui est façonné par le Terre "sorceresse", et en porte les traces (planche 3). L'amour entre Grimion et Tiennette. La quête malsaine d'Aude, rivale de sa mère.

Grimion porte la trace de la Bête (planche 4), ce qui le marginalise dans le monde rural truffé de superstitions. Grimion lui-même se joue le jeu des oracles aléatoires, pour parier sur son avenir social (planche 3) ou sur l'amour que Tiennette est supposée lui porter (planches 12 et 13). Les superstitions relatives aux chouettes et aux chats noirs font florès (planches 20 et 32), sans que leur teneur se voie démentie. La magie affleure carrément avec le mystérieux caillou qui fleurit (planche 8), ou avec le personnage de l'énigmatique Oda, dotée d'étonnantes capacités de régénération (planche 17). La magie de la lumière lunaire est évoquée à plusieurs reprises, et avec raison (planches 1 et 27). Le fantasme érotico-magique de Grimion qui s'expose à l'eau de pluie (planche 4) ou encore rêve de s'enfoncer dans l'eau (planche 30).

Symboliquement, on retrouve de nombreux tenants du complexe Femme-anima-lune-eau-mère-nuit-nature-instinct.

L'histoire de Tiennette elle-même a une manière bien à elle d'intégrer le curé local dans le drame (planche 7), et même l'aristocratique Aube en ferait bien l'un des objets de sa quête érotique perverse, si le curé ne pratiquait une mortification qui la répugne (planche 10). Et pourquoi fait-il cela ? Parce que "le Bien et le Mal sont complices et non pas opposés". (Planche 10). C'est clair : on est dans un monde qui meurt, avec pertes de repères (notre monde occidental actuel vit ce drame), et le Bien et le Mal devront revoir leurs relations mutuelles. Anthime le clairvoyant annonce le basculement des rapports jour / nuit (planche 18).

Mais c'est le corbeau blanc (titre de l'épisode), monstre lui même, écho de Grimion, qui symbolise à lui seul le renversement des rapports jour / nuit, Bien / Mal. Ce corbeau peut réaliser un voeu, si l'on a l'âme pure (planches 43 et 44).

Makyo a enrichi son récit de détails qui l'enracinent dans le réel de la vie rurale (il faut dire que, parfois, ce n'est pas de trop, au milieu de toutes ces dérives psychologiques), quitte à aller chercher des reproductions de photos d'époque : les charrettes à foin dans une cour où l'eau de pluie est canalisée jusqu'à un bassin de récupération (planche 2); la moisson à la moissonneuse mécanique mais encore tirée par des chevaux (planche 11), le battage du grain mécanique (mais, cette fois, avec une batteuse à vapeur - planches 13 et 14); la cidreuse (planche 14); la traite à la main en plein champ (planche 21); le "rouleur" dans le village (ancêtre fort artisanal du manège des "grandes roues") (planche 29); le très beau bâtiment de moulin à eau (planche 42).

Débarrassé d'Aude et de ses obsessions, Grimion doit partir à la recherche d'Oda la sorcière pour en savoir plus sur ses origines. Car, au fond, ce récit est aussi une quête d'identité.
khorsabad
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le 6 janv. 2013

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