Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. La première édition date de 2019. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, comptant 56 planches. Le scénario est écrit par Éric Warnauts, les couleurs sont réalisés par Guy Servais (surnommé Raives), et les dessins sont le fruit d'une collaboration entre ces 2 créateurs. Raives & Warnauts ont collaboré sur de nombreux albums et sur plusieurs séries comme L'Orfèvre, Les suites vénitiennes, Les temps nouveaux 1 - Le retour, ou celle immédiatement antérieure Sous les pavés (2018).


Dans les années 1950, Josuah Flanagan a pris son pick-up et s'est éloigné de la ville pour aller pêcher dans la nature. Il se trouve au milieu d'une rivière peu profonde et il vient d'attraper un deuxième beau poisson. Il les vide et les fait cuire sur un feu de bois Puis il va remplir sa gourde à la rivière, et cela lui rappelle le même geste effectué quelques années plus tôt en pleine hiver dans les Ardennes belges pendant la seconde guerre mondiale. Son copain Mike y avait laissé la vie, après avoir marché sur une mine. Il avait reçu la médaille Purple Heart à titre posthume, que sa femme avait donnée à Josuah, car elle ne lui rendrait pas la vie. Josuah Flanagan travaille pour le cabinet d'avocats Glenn, Rodger et Bernstein. Au temps présent du récit, James Rodger lui confie une mission sortant de l'ordinaire. Ronald Layton, un de leurs gros clients se trouve dans une situation problématique : un individu anonyme le fait chanter. Il possède un film de Lauren Layton, la femme de Ronald Layton, en train de s'ébattre avec un autre homme que son mari. Il réclame vingt-cinq mille dollars en échange de l'original. Le mari est au courant des infidélités de sa femme, et il va intervenir auprès de son amant, un concurrent. Mais il ne veut pas que le film nuise à sa carrière.


Josuah Flanagan accepte la mission et se rend dans la station balnéaire cossue où se trouve la demeure des Layton. Il trouve Lauren Layton dans la piscine. Leur conversation est interrompue par l'arrivée de Ronald Layton qui remercie Flanagan de s'occuper de son problème. Lauren Layton glisse un ou deux sous-entendus pendant la conversation pour essayer d'allumer Flanagan. Le soir, Josuah Flanagan va rendre visite à Aron Seligmann dans sa boutique d'antiquités. Ils se sont liés d'amitié alors qu'il était venu acheter un saxophone qu'il avait repéré dans la vitrine, et qu'au moment de payer, il avait remarqué la suite de chiffres sur l'avant-bras de Seligmann. Chacun d'eux avait connu les camps d'extermination, l'un en tant que victime, l'autre en tant que libérateur. Alors qu'il pénètre dans la boutique de Seligmann, Flanagan entend une conversation houleuse : Seligmann est en train de se faire chahuter par deux costauds en costume qui lui réclament des tableaux. Flanagan sort son arme et s'annonce comme étant de la police pour faire fuir les 2 agresseurs. Il s'en suit un échange de coups de feu.


Découvrir un nouvel album de Warnauts & Raives provoque un plaisir anticipé à l'idée de retrouver leurs dessins évocateurs et enchanteurs, et de plonger dans un récit ambitieux raconté à hauteur d'être humain. La couverture n'est pas très parlante, si ce n'est pour le revolver et la voiture en feu qui promettent de l'action à New York. La quatrième de couverture évoque une enquête menée par un détective privé dans les années 1950. Effectivement, il est bien question d'une enquête à New York, et même de 2. La première enquête emmène Josuah Flanagan dans les hautes sphères à rechercher un maître chanteur. En fait, il s'agit surtout pour lui de côtoyer la femme du client qui en sait beaucoup plus et qui n'est pas une oie blanche. Les artistes en font une beauté exotique sans trop forcer la dose, une eurasienne avec un beau corps sans retouche chirurgicale, et des expressions de visage qui montrent une forte personnalité. Ainsi le lecteur ne peut pas la voir comme une victime, encore moins comme une potiche, mais comme une personne à part entière. La deuxième enquête concerne trois tableaux déposés chez un vieil antiquaire qui intéressent deux allemands costauds et pas compréhensifs pour un sou. La première enquête repose sur une mécanique bien huilée avec plusieurs surprises. La seconde s'avère plus classique, servant essentiellement à introduire de l'action dans le récit.


Le lecteur côtoie des individus bien campés. Josuah Flanagan a un corps athlétique sans être sculpté, et le regard habité. Les dessins montrent qu'il fume régulièrement et qu'il s'en jette un derrière la cravate avec son ami Wilson Woods, sans donner l'impression d'être alcoolique. Il est le personnage principal et le héros. Il n'y a que 2 planches dans lesquelles il n'apparaisse pas. La première est consacrée à Wilson Woods le montrant en train de poser des questions à différents individus dans Harlem, avec une dernière image établissant qu'il a lui aussi combattu dans les Ardennes belges où il a rencontré Flanagan. Woods dispose d'une forte carrure, il est toujours bien sapé et il répond du tac au tac à toute allusion raciste. Bien sûr, c'est un bagarreur qui sait se servir de ses poings. L'autre page où Flanagan n'apparait pas est consacrée à Estelle dont le nom de famille n'est pas précisé. Elle a dormi dans le lit de Flanagan (et lui dans le canapé), en chemise et fait penser à Marilyn Monroe, sans en être un décalque. En regardant les personnages, le lecteur apprécie l'assurance tranquille de James Rodger, se surprend à guetter des signes révélateurs sur le visage de Ronald Layton, est impressionné par l'assurance très différente d'Aron Seligmann, qu'il vienne de subir une dérouillée, ou qu'il s'apprête à parler aux journalistes.


Le lecteur sait également qu'il va pouvoir se promener dans des endroits bien définis, représentés avec soin, tout en privilégiant l'impression qui s'en dégage, plutôt que le détail photographique. La scène introductive et la scène de fin lui donnent l'impression de se retrouver les pieds dans l'eau, entièrement accaparé par le mouvement de sa ligne, isolé du monde et profitant du calme qu'est l'absence d'agitation générée par d'autres êtres humains. Par la suite, le lecteur laisse son regard s'attarder sur les représentations de New York : la vue de l'Empire State Building (avec une petite remarque en passant sur le fait qu'il va enfin être utilisé, anecdote véridique), une vue de Manhattan depuis un étage élevé de l'Empire State Building, un petit tour dans Harlem, une petite virée à Broadway et dans une boîte de jazz, une très belle promenade de quatre pages dans Central Park se terminant au pied de la fontaine Bethesda, une confrontation se déroulant sur Randall's Island, île située sur l'East River. Les dessins de Raives & Warnauts associent un plan de prise de vues rigoureux, avec des contours détourés par un trait fin et précis, mais aussi léger et spontané, avec une mise en couleurs à la peinture, apportant des informations sur les reliefs, la texture et l'ambiance lumineuse, pour des cases sophistiquées semblant avoir été prises sur le vif. Les auteurs intègrent quelques références organiques dans les dialogues augmentant encore la sensation d'immersion à cette époque : la décoration de la Purple Heart (médaille militaire américaine, accordée aux soldats blessés ou tués), la mention de J. Edgar Hoover (1895-1972), les nightclubs, Le Grand Sommeil (1946) avec Lauren Bacall & Humphrey Bogart, réalisé par Howard Hawks.


Le lecteur se laisse donc facilement emmener aux côtés de ce détective privé dans un New York reconstitué avec goût. Au cours d'une cellule de texte, les auteurs explicitent le sous-titre : le sauveur fait référence à la signification du prénom du personnage principal. Raives & Warnauts montre donc un individu qui n'a pas réussi à sauver son ami Mike qui a trouvé la mort en marchant sur une mine. D'une certaine manière, il a participé au sauvetage des prisonniers des camps de concentration et d'extermination. Dans le même temps, le lecteur peut se trouver décontenancé par le mode narratif mis en œuvre par les auteurs. Ils utilisent régulièrement des textes inscrits entre deux rangées de cases, avec un style légèrement mélodramatique, pouvant paraître vieillot. Alors même que la narration visuelle est toujours aussi impeccable et personnelle, l'histoire semble s'appuyer sur de nombreux stéréotypes prêts à l'emploi : le jeune homme traumatisé à la guerre, l'amitié entre le soldat et le prisonnier de guerre, le grand afro-américain costaud, le chef d'entreprise sans morale, la spoliation des juifs, l'arnaqueur arnaqué, les pages d'action redonnant du rythme entre les discussions. Le lecteur peut bien voir les thèmes sous-jacents : surmonter un traumatisme, accepter ses limites, trouver une place satisfaisante dans la société, faire avec le système et la place qu'on s'est vu attribuer. Mais d'un autre côté, s'il a en tête les précédents albums de ces auteurs, il ne retrouve ni la même richesse du contexte historique (avec des notes en fin de tome sur les événements référencés), ni l'épaisseur des personnages pour lesquels il prend fait et cause, y compris avec leurs défauts, leurs failles.


Warnauts & Raives emmènent le lecteur dans le New York des années 1950, avec une superbe reconstitution visuelle, fidèle sans être obsessionnelle, baignant dans les ambiances lumineuses apportées par la peinture. L'histoire met en scène un enquêteur privé vétéran de la seconde guerre mondiale, travaillant pour un cabinet d'avocat, recherchant un maître chanteur et des voleurs de tableaux. Le récit est bien construit et prenant, avec une mise en images élégante, mais les personnages semblent manquer un peu d'épaisseur et les péripéties auraient été plus prenantes si elles avaient été nourries par plus d'éléments historiques ou sociaux.

Presence
7
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le 18 mars 2020

Critique lue 123 fois

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