Ces souvenirs d’une enfance rurale, point trop ancienne (mais la campagne a de ces inerties qui effacent aisément vos repères temporels pour vous resituer dans la longue durée avec plus ou moins de ménagements), exhalent au premier abord l’innocence d’un regard d’enfant (Jean-Pierre, qui va à l’école primaire, doit avoir 8-10 ans). Le dessin, qui a la naïveté épurée des regards pas encore dressés à l’observation analytique, est en harmonie avec le propos : le vécu d’un enfant.

Pour autant, le récit est loin d’être naïf. Pour les besoins de la critique, on distinguera plusieurs niveaux.

D’abord, le réalisme et le charme d’une vie à la campagne, savamment mis en scène, au point de me reconduire dans les rêves et les fantasmes de ma propre enfance. La campagne où se déploie l’imaginaire de l’enfant, dans un espace vécu restreint, mais qui lui convient parfaitement (il faut avoir connu plus grand, plus loin, plus varié pour commencer à ressentir de la frustration, typiquement celle de vivre dans un « trou ».).

Il faudrait citer presque tout l’album pour en noter les vertus évocatrices, à la fois poétiques et réalistes :

• un petit village, où chaque commerce est en un seul exemplaire (parfois ambulant), les maisons centrées sur l’église qui s’acoquine avec la mairie-école primaire ; l’interface entre le monde bâti et le non-bâti a quelque chose de la lisière entre le rationnel et l’imaginaire : de la rectitude moderniste de ces pavillons (qui font bien plus banlieue lointaine récente que rural profond ensommeillé), on passe aux espaces où le naturel reprend ses droits : route de campagne aux bords mordillés par l’érosion et les folles herbes, et s’octroyant juste un droit de passage entre les vastitudes essentielles : champs, prairies, chemins de terre et sentiers insolemment sinueux comme pour faire la nique à la modernité.

• l’école primaire, avec si peu d’enfants que l’instituteur unique doit s’organiser pour faire cours à tous les niveaux du primaire dans une seule salle de classe (planches 9 à 11) ; avec une fille costaude, qui bastonne les mecs (ça change un peu...) (planche 12) ; avec ses conflits socio-politiques (planche 12). Le rite de la vente des carnets de tombola à tout le village, y compris aux Crinchon (planches 52 à 61).

• la religion – pour une fois intégrée à la vie quotidienne des enfants, et non pas, comme c’est la coutume dans notre si beau pays des droits de l’homme et du respect des opinions, la cible de sarcasmes cinglants, salissants et athéistes : Jean-Pierre et son copain Cyril sont enfants de chœur à la messe (eeeh non, désolé, pas de cochonneries clérico-pédophiles à l’horizon !) ; des chants d’église réels (planche 25) ; un guitariste d’église aussi approximatif que dans la réalité (planche 25), un vrai buffet et un vrai placard de sacristie (planche 24) ; et évidemment la longueur et l’ennui prégnant des messes (planche 26);

• le relief relationnel qu’acquièrent les habitants d’une petite communauté, à l’opposé de la grande ville où tout le monde ignore tout le monde (d’autant plus que, depuis peu, même dans des lieux hyper-publics, les gens sont claquemurés dans la relation autistique en miroir à leur portable, ignorant totalement la chaleur, la présence et la commodité de ceux qui sont proches d’eux à les toucher). Il y a, à l’écart du village, les « gens bizarres » que l’on redoute, les Crinchon : des mecs hyper-costaud : Hervé qui peut soulever un tracteur, Bruno qui est un repris de justice (planche 29) ... l’ogre du coin dont on frémit...

• la ronde des saisons, bien marquées dans le récit, qui imprime à la temporalité son caractère cyclique, incitant l’enfant à se construire de sérieux repères (été, planche 2 ; automne, planche 22 ; hiver, planche 41 ; printemps, planche 50 ; été, planches 64 et 65). Les fêtes du dimanche, à la sortie de l’église (planches 27-28) ; les courses cyclistes (planche 30) ; les voyages scolaires sur les lieux de mémoire, avec lesquels on ne rigole pas (Grégory Mardon est né à Arras, théâtre de conflits récurrents) ; les fêtes de la Saint-Valentin ou de la Sainte-Catherine.

Autre niveau : les leçons de choses ; on appelait comme ça, il y a longtemps, ce qui est devenu ensuite le cours de « Sciences Naturelles », puis le cours de SVT (Sciences de la Vie et de la Terre) (on fait confiance à nos ingénieux dirigeants pour trouver rapidement une nouvelle appellation, la dernière commençant déjà à prendre de l’âge...).

Jean-Pierre et Cyril vivent vraiment à la campagne et y voient vraiment de vrais animaux (les bœufs n’y ont pas encore pris l’apparence de rondelles hachées surgelées) ; pire, ils participent aux travaux de la ferme : brouetter du purin, nourrir les animaux, construire des tas de fumier, conduire les animaux au pâturage.

C’est là que le regard de l’enfant qu’est Jean-Pierre se met à influer sur la nature du récit ; dès la planche 3, on parle d’animaux, certes, mais uniquement de la manière dont Jean-Pierre peut les percevoir, c’est-à-dire dans le cadre d’actes traditionnels de la vie rurale. Hasard ou pas ? Ces actes nous montrent presque toujours les animaux battus, tués, vidés de leur sang, découpés : bétail, poulets, canards, lapins, rats, coqs : scènes de cuisine, de chasse, de défense contre les nuisibles, de combats de coqs. Cette planche 3 nous extrait avec rudesse de la somnolence où nous avaient plongés les banales descriptions des deux premières planches : quelles ironies subversives vont-elles se mettre à acidifier le propos de l’album dans la suite ? On s’attend à de la satire. On pense à de la cruauté récurrente (écrabouiller un chaton surnuméraire planche 5). Mais elle ne vient pas. C’est juste du regard d’enfant, qui d’ailleurs ne se limite pas à la basse-cour : Jean-Pierre tire aussi ses informations des livres (planche 3) et de la télévision (planches 17-18). De ces informations collectées de bric et de broc, il en tire un monde intérieur riche à l’échelle de l’enfance, de ses naïvetés et de ses ignorances.

Jean-Pierre construit sa morale comme il peut, au fil des expériences et des interactions ; habitué à voir mourir les animaux, il pensait que c’était bien de tuer un chaton (planche 7) ; mais un regard hésitant d’adulte suffit à susciter chez lui remords et culpabilité.

L’imaginaire de Jean-Pierre apprend progressivement à distinguer le réel du fantasmatique, et c’est sans doute là un des enjeux majeurs de l’album ; Jean-Pierre s’identifie à « Atomic-Man » (double de Superman – voir inserts planche 21), avec sa super-force prétendue, qui lui serait bien utile quand il faut traverser, sur trois planches (14 à 16), le village pris par la nuit après les heures d’étude scolaire. Mais quand le réel se fait un peu ennuyeux, l’imaginaire l’investit (planches 31 à 35) : une promenade à pied dans la campagne se transforme en représentation d’un océan et d’une île, en jungle hantée de serpents, en enluminure médiévale peuplé de bestioles hiératiques, de monstres, de chevaliers errants, et d’Atomic-Man, bien sûr (planche 34), en mares peuplées de pythons et des prairies où paissent des bisons. Une chose est certaine : la frontière est très poreuse entre le réel et l’imaginaire, et la merveille de l’enfance provient en partie de ce que cette fontanelle toujours ouverte sur l’intime du psychisme est constamment parcourue de flux à double sens. Un petit moment de tragédie survient lorsque Jean-Pierre constate que, l’habit ne faisant pas le moine, il ne suffit pas d’endosser le costume d’Atomic-Man pour en acquérir les pouvoirs (planche 45) ; ces petits drames de l’enfance, souvent ignorés ou incompris des parents, peuvent être la source de désorientations plus ou moins durables.

L’enjeu initiatique-fantasmatique pour Jean-Pierre, ce sont ses premières prises de conscience de la sexualité, où les représentations acquises font souvent mauvais ménage avec les réalités adultes. A l’école d’abord : tout le monde est amoureux de la jolie fille de la classe (Sophie), mais celle-ci, finalement assez versatile dans ses sentiments, finit régulièrement par envoyer une baffe à Jean-Pierre. Puis, avec Cyril, on regarde les étreintes amoureuses des ruraux, mal camouflées dans les champs (planches 66-68).

La mère de Jean-Pierre, assez canon, et bonne mère en plus (comme quoi...), en a marre que le père de Jean-Pierre ne soit jamais là ; elle se prend un amant (normal). Mais cet amant a une tête de lion. C’est quoi le problème ? Le problème, c’est que, suite à cette « Leçon de choses » vue à la télé (un lion, jeune mâle dominant, chasse le vieux lion devenu inutile, s’impose auprès de la lionne, et massacre les lionceaux issus de la portée précédente pour que la femelle soit plus vite en chaleur), Jean-Pierre se prend pour un lionceau, menacé d’extermination par le nouveau mec de sa mère, qu’il voit comme un jeune lion ayant évincé son père, le vieux.

Au finale (planche 78), la nudité d’un nouvel appartement urbain, raide et froid comme la mort, qu’il faudra peupler et investir de nouvelles éruptions de l’imaginaire. L’enfance chaude des expériences primordiales restera enracinée dans la campagne perdue.

Une histoire intime, subjective, à lire comme telle.
khorsabad
8
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le 2 juil. 2013

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khorsabad

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