Les Dormants c’est un conte un peu différent de ce qu’on a l’habitude de raconter aux enfants. Jonathan Munoz, jeune auteur de bande-dessinée narre l’errance où le mystère et la culpabilité sont les seuls moteurs de vivre encore d’un homme fatigué : un insomniaque se perd en quête de sommeil et de tranquillité. La rencontre aussi : l’homme aborde l’île de Bouddumonde où l’accueil n’est pas franchement sympathique, où les habitants semblent étrangement atteints d’une narcolepsie collective, et où une jeune belle un peu bavarde et très ennuyeuse apparait. Une belle soporifique, qui endort quiconque se trouve à proximité.
Sauf notre insomniaque.
Niveau scénario, il y a quelque chose d’entraînant dans ce mystère qui le meut et que l’inconnu tente d’éclaircir à coups de morceaux de souvenirs. Un passé qui lui revient par bribes, par flashes flous, et qui le ronge. Il y a quelque chose aussi de plaisant dans l’imbécile légèreté insouciante et irresponsable de la jeune femme, et qui lui donne, en plus d’être l’exacte Némésis du personnage, un corps dense, un intérêt profond. Un lien invisible mais évident les lie malgré leur antagonisme, une inconsciente répulsion sourde.
C’est surtout graphiquement que l’œuvre séduit. Des ambiances monochromes très travaillées plongent le lecteur immédiatement dans l’univers du récit. Un gris sépia d’abord, sale et terne à souhait, comme un vieux film papillotant, enveloppe la première partie : c’est la rencontre et la mise en place du microcosme particulier des personnages et de l’île, un côté angoissant décalé à la Tim Burton, désillusion et mornes attitudes. Dans la nuit bleue autour d’un improbable bûcher, quelques rares couleurs se détachent un peu, le roux de ses cheveux, le jaune orange du feu, l’or d’une étoile au veston du vieux shérif. Le retour au sépia rythme le temps du récit, un peu plus clair, un peu plus luisant, pour un autre moment auprès de cette jeune fille qui s’éprend du pauvre homme errant. Une soirée lugubre de mauvais présage se colore en gris bleu, un peu éteint, et bientôt bleu nuit encore, et noir complet.
L’homme se laisse porter par les espoirs de la jeune femme, se laisse confronter à la débile colère des habitants, se laisse endormir quand il croit ne plus pouvoir… Il ne traîne avec lui qu’une unique volonté, celle de tromper la mort sans savoir quand ni pourquoi, et de promener son mystère en attendant. Sous la barbe bientôt, des cicatrices apparaissent qui disent une nouvelle angoisse, de possibles enjeux malheureux.
Le jeu des non-dits et des hors-champs s’affirme, maître jeu de l’album.
Jusqu’à la terrible résolution, magnifique double page, crayonné dense, sombre et taché.
Les Dormants c’est une piqure de rappel quant à l’oubli : la vie est une saloperie ornée de misères, de peines et de catastrophes, et si l’esprit se plaît à les reléguer loin de la conscience pour continuer d’avancer, l’auteur nous rappelle que pour avancer droit et serein, humble et honnête vis-à-vis de soi-même, il faut s’en imprégner pleinement, il faut accepter son passé, le regarder en face aussi difficile que ce soit, accepter ses erreurs au risque de les reproduire. C’est doux, dramatique mais sans pathos, un conte pour une morale…
Jonathan Munoz signe ici un récit graphique très prometteur et, même si le scénario manque un peu de corps, même si le dessin paraît par moment négligé, il y a beaucoup de subtilité et de retenue dans le style de l’artiste, beaucoup d’éléments qui enchantent, qui font le charme sûr et original d’un triste drame un peu banal.
Matthieu Marsan-Bacheré