Les Enragés.
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Les Enragés.

BD franco-belge de David Chauvel et Erwan Le Saec (1994)

Tome 1: Le dos au mur.

Certes, l'intrigue est noire, et ça troue pas mal d'épidermes au fil des pages. Mais comme presque tout le monde peut être classé "racaille" dans cette histoire, on n'a pas trop la larme à l'oeil quand l'hémoglobine des uns et des autres refait la déco des murs et des trottoirs.

On apprécie, tout au long de ce tome 1 où Hamlet et Huevo ne se connaissent pas, le contraste entre les deux personnalités, bien dessiné : Hamlet, élégant buteur professionnel, habitué à tout observer à chaque seconde, au cas où; il tire sans jamais dire bonjour ni bonsoir, mais il a une certaine éthique du métier : on ne roule pas celui qui vient de nettoyer docilement ce pourquoi on prétend le payer 70 000 dollars.

Huevo (donc, la crâne presque rasé, d'où ce nom), petit ado déjanté et paumé, ami avec Manuel, le caïd latino du quartier, a ce louable souci écologiste de nettoyer par le vide tout ce qui encombre sa piètre existence.

Agréable atmosphère urbaine, trottoirs crades, voitures de police, bars lépreux, tags lamentables, motels douteux... La fuite en avant des deux personnages principaux maintient un bon suspense, et on compte les balles qui sifflent. Un moment distrayant.

Tome 2 : Spring Haven.

Bien, c'est clair, on fait dans la course-poursuite. Et pour que ce soit bien noir, on instille dans le scénario un flic bien pourri, qui descend son propre collègue sur un simple froncement de sourcils suspect, ce qui est moyennement vraisemblable. Mais, si vous ne suggérez pas que les flics ne sont pas tout blancs, comment voulez-vous rendre sympathiques Hamlet, Huevo (qui gobe des oeufs chaque matin), et Wendy (qui, c'est vrai, porte une mini-robe et des bas résille motivants, mais dont le visage plutôt punkéfié est modérément glamour) ?

C'est Wendy qui prend les rênes de la narration en envahissant les bandeaux narratifs de ses "je". Le procédé ne peut bien fonctionner que si Wendy participe à tous les évènements relatés dans l'album, ce qui est loin d'être le cas.

Donc, ça flingue toujours lors d'une fuite en bagnole dans le désert. Un accident pas très vraisemblable (normalement, Hamlet n'aurait guère de chances de s'en tirer), deux gros babys clonés flingueurs (ah ! les pistoleros jumeaux, quel beau thème ! pas tellement exploité ici). Des couleurs assez lumineuses vu qu'on est pour l'essentiel dans le désert du Nevada. Avec bien sûr pour la suite le problème scénaristique majeur : va-t-on finir par sauver la vie de nos tueurs pittoresques, qui laissent sur leur passage des traînées de cadavres ?

Tome 3 : Chinook Blues.

Le scénario montre ses faiblesses. Déjà que l'action se limitait au fil ténu d'une cavale dans un décor assez conventionnel, le tome 2 avait déjà exploité la ressource d'une course de vitesse entre des mafieux et des policiers pour faire leur affaire aux personnages centraux (on n'ose pas dire : "les héros").

Bon, maintenant, qu'est-ce qu'il reste pour épicer la suite de la cavale ? Une histoire, fort embrouillée, de vétérans de la guerre du Vietnam, qui ont un compte à régler entre eux. Comme par hasard, Hamlet, Huevo et Wendy vont être mêlés à ce règlement de comptes alors qu'ils n'ont rien demandé à personne...

Les procédés rhétoriques d'exposition du problème de ces vétérans (les flash-backs trop nombreux, hachés, avec des scènes peu utiles ne mettant pas clairement en valeur le noeud du problème) aboutissent à une compréhension limitée des enjeux par le lecteur. Les recours à des échéances inexplicables censées introduire du suspense dans le récit apparaissent comme arbitraires et formels; par exemple, planche 11, la vengeance d'un G.I. doit survenir 26 ans après les faits. Pourquoi 26 ans ? Parce que la victime qu'on veut venger avait 26 ans au moment de sa mort. Ri-di-cu-le ! Une vengeance se mange peut-être froide, mais, en 26 ans, le vengeur et sa cible auraient eu tout le temps de mourir d'autre chose. A quoi rime ce délai insensé, sinon pour mêler des histoires de Vietnam à nos Enragés ?

Autre maniaquerie inopérante : Wendy a laissé tomber le récit à la première personne. Le Grand Scénariste reprend la parole, et passe son temps à présenter chacun des nouveaux personnages dans des phylactères informatifs en donnant son nom et son âge, quand ce n'est pas carrément sa taille et son poids. Qu'est-ce qu'on a à faire de ce formulaire administratif ? Ce procédé, lui aussi inutile, devant barbant à la longue.

Quand la fille en mini-robe sort du bar, planche 19, "une quinzaine d'yeux [sont] rivés à sa moitié inférieure." Pourtant, en regardant bien, il n'y pas un seul borgne dans l'établissement. Chacun a deux yeux, normalement, non ?

Coup de grâce : le titre : "Chinook Blues". Jamais question de Chinook là-dedans, ni de près ni de loin. Le scénariste semble céder aux artifices qui sonnent bien, mais qui ne font guère sens par rapport à l'action.

Il reste que la continuité du récit est assurée sur trois plans différents : celui des Enragés (Wendy va-t-elle enfin baiser avec Huevo ? Hamlet n'est-il pas en train de se ramollir ?), celui du policier pourri, qui apprend avec déplaisir que son collaborateur encombrant s'est réveillé de son coma; celui des mafieux qui cherchent à liquider les Enragés, et qui lancent à leurs trousses une nana en mini-robe et talons hauts, qui est visiblement celle que les Enragés prennent en stop à la dernière planche. Mignonne, au demeurant, la tueuse, plus que Wendy.

Une série sans grand souffle et à la recherche d'une identité formelle qui ne vient pas.

Tome 4 : Love in Reno.

Sorry, la nana en mini-robe (Anna) n'était pas la tueuse (enfin, pas celle qu'on croit). A part ça, les tâtonnements rhétoriques se poursuivent. Au début du récit, c'est Hamlet (qui s'appelle en réalité Peter, il est bien temps de le savoir !) qui narre en disant "je". On commence à approcher du règlement de comptes final, alors il faut que l'intrigue avance. Hamlet charge un copain d'identifier qui lui a collé des tueurs aux trousses, et on sent que ça va nettoyer.

En attendant, Mac Donnel, le flic pourri, clôt sa participation à la série, et Hamlet se laisse aller à une séance de massage poussée dans une chambre d'hôtel avec Anna (d'où le titre de l'épisode). Ca nous rappelle que Wendy et Huevo n'ont toujours rien fait ensemble, même si l'un ou l'autre se livrent à quelque provocation temporaire.

Le road-movie se poursuit (faut bien faire touristique !). Cette fois, c'est Reno, avec une exhibition des émules d'Elvis Presley, qui est le cadre du récit. Feux rouges, casinos, agressivité des angles des parallélépipèdes qu'on essaie de nous faire passer pour des habitations depuis l'époque du Bauhaus, et toujours les trous que Hamlet et ses partenaires sèment à tout vent. Faut qu'ils aient le temps de recharger, quand même.

Cet épisode, quoique guère moins prévisible que le précédent, souffre un peu moins des défauts déjà évoqués. Les contrastes de décor, entre le bas d'une page et le début de la suivante, sont assez réussis pour donner du rythme à l'action. Sur les cinq premières planches, des inserts de cartes géographiques, avec effet loupe sur une partie de la carte, localisent l'action, mais cela ne va pas plus loin.

On patiente en attendant que tout l'Ouest des Etats-Unis soit perforé par la grâce d'Hamlet et de ses copains, et, s'il y a un suspense là-dedans, ce serait plutôt de se demander comme on pourrait parvenir à une fin morale. C'est pas gagné d'avance.

Tome 5 : Héritage.

Ca s'améliore. Modérément. Comme Hamlet est tout de même le personnage central de l'histoire (le mot "héros" m'écorche la gueule), on développe son passé par flash-backs discontinus. On en retient l'Idée que Hamlet, qui a servi en Irlande contre l'IRA, a voulu disparaître aux yeux de ses employeurs qui, depuis qu'ils se sont rendu compte que leur homme était toujours vivant, veulent lui faire la peau.

Le parcours d'Hamlet n'est pas invraisemblable, mais on a le sentiment que, comme pour le tome 3, le scénariste se donne beaucoup de mal pour relier son personnage à la "grande histoire officielle", alors que la cavale d'un flingueur à tout-va ne justifie pas tant d'honneurs.

Ce dernier épisode (franchement, on n'aurait pas tenu un de plus !) est marqué par la divergence entre personnages principaux : Hamlet qui marche vers son destin tout en se remémorant subitement son passé (qu'il nous avait dissimulé derrière son masque fermé et hostile pendant quatre épisodes), Huevo qui se trouve peu à peu en la personne d'Hamlet un père et un initiateur au crime qu'il a rêvé d'avoir, et Wendy qui, si on regarde bien, n'a toujours couché avec personne, et aurait peut-être fait sa vie avec Huevo si... A cet égard, la dernière planche est assez réussie.

Beaux décors de steppe et de front de mer (San Francisco), avec l'atmosphère urbaine de béton et de goudron conventionnelle.

La fin n'est pas morale, mais on est dans le style noir, donc, pas de happy end vraisemblable. C'est curieux, mais tout semble fait pour ce que cette série ne me laisse pas grand souvenir.
khorsabad
6
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le 9 mars 2012

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khorsabad

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