Florent Ruppert (dessin) et Jérôme Mulot (scénario) sur un album classé science-fiction ? L’illustration de couverture aurait certes tendance à le confirmer, mais on se demande vraiment où ils veulent en venir quand on feuillette les premières pages de l’album pour essayer de se faire une idée.
Les auteurs ont fait leurs premières armes avec plusieurs albums publiés par L’Association, puis en collaborant avec Bastien Vivès pour La grande Odalisque (2012) et Olympia (2015). Après La technique du périnée (2014), ils ont fait preuve d’originalité et renforcé leur réputation par une série de strips verticaux prépubliés dans le supplément « Cultures et idées » du journal Le Monde, publiés ensuite en album sous le titre Les week-ends de Ruppert et Mulot (2016). On les sent toujours à l’aise dans leur position d’observateurs ironiques de notre société. Ici, ils imaginent notre monde confronté à une invasion pacifique de créatures venues d’on ne sait où et aux allures très improbables, désignées comme des Toutes. Ces Toutes sont donc globalement assez colorés et la plupart du temps constitués d’une sorte de réseau aux formes variées. Ce sont des créatures paisibles qui prennent leurs habitudes à un endroit qui leur convient. Parmi les points remarquables qui laissent perplexe, on peut noter qu’on ne sait pas comment ces créatures s’alimentent. Dans un premier temps, on pourrait les voir comme des sortes de sculptures modernes, mais non elles peuvent se déplacer (on peut aussi les déplacer quand elles gênent), même si leurs mouvements ne font pas partie des points forts de l’album. À quoi passent-elles leur temps ? En contemplation, serait-on tenté de dire. Bien évidemment, on ne sait pas comment elles sont arrivées sur la planète, ni pourquoi et encore moins quel est leur niveau d’intelligence. Et puisqu’on ne les voit jamais se regrouper (ou communiquer entre elles), on peut aussi se demander comment elles se reproduisent (ce pourraient être des créatures asexuées). Cela fait quand même beaucoup de questions, pour un album de pas moins de 156 pages, qui ne répond à aucune. Enfin, puisqu’il s’agit du tome 1 d’une série, on peut attendre beaucoup de la (les) suite(s), même si cet album pourrait aussi bien se suffire à lui-même.
Dérapages des Toutes
Les Toutes ont un point faible, l’eau. Sauf exception, au contact (accidentel ?) de l’eau, ils meurent en se désagrégeant. C’est ce qui se passe avec Orsay, jeune homme qui détourne l’attention d’un Toute qui allait vers des enfants, en ayant tendance à devenir agressif. Orsay se défend en actionnant un jet d’eau. Si le Toute se désagrège (Orsay connaissait-il cet effet ?), c’est au moment du contact avec les mains d’Orsay. Celui-ci constate alors un effet très bizarre : ses mains deviennent comme des tentacules qui peuvent se développer (en longueur, formes, etc.) ou se rétracter selon les circonstances. Voilà Orsay dans le camp des monstres (jardinier, il était déjà la cible de moqueries). Et même s’il réussit à le cacher à sa mère qui est malade et alitée, il décide d’aller à Paris pour consulter un spécialiste. Il semblerait qu’il y ait d’autres cas similaires, suite à des agressions de Toutes.
Orsay à Paris
Dans cet album, Ruppert et Mulot posent une situation originale pour en explorer les conséquences à leur manière. Pour l’instant, on ne sait pas grand-chose des Toutes, sinon que ce sont des créatures paisibles qui peuvent devenir agressives si on les dérange. Elles ne semblent pas vivre au même rythme que les humains, ce qui est évidemment perturbant dans un monde où tout doit aller vite (de plus en plus), puisque l’efficacité est le maître-mot. C’est probablement une des premières sources d’inspiration des auteurs. L’autre principale source d’inspiration (et moteur de l’histoire), c’est le comportement général des humains vis-à-vis de ceux considérés comme « différents ». Orsay va rencontrer d’autres personnes impliquées de façon comparable à la sienne dans cet imbroglio. La façon de vivre leur perturbation varie d’un individu à l’autre. Il faut dire quand même que cela dépend de l’impact physique subi. Autre moteur de l’histoire, la rencontre d’Orsay avec la jeune Basma, militante activiste et pro-Toute (look et comportement à l’avenant), qu’il soutient après qu’elle se soit blessée à la jambe lors d’une manifestation pro-Toute ayant dégénéré (charge de CRS). Entre Basma et Orsay, il sera vite question d’amour, même si Basma en expose une conception (non négociable) assez personnelle qui pourrait décourager Orsay.
Avec ou contre le clan des Toutes
Enfin, Orsay rencontre un groupe de trois personnages qui pourraient les entraîner, lui et Basma, vers des actions imprévues. Autour d’un homme qui s’intéresse aux conséquences physiques supportées par les personnes en contact accidentel avec un Toute, nous avons une jeune femme tellement atteinte qu’elle se considère comme faisant partie du camp des Toutes et une adolescente joueuse qui s’amuse de ce qu’elle peut faire avec son doigt. Leur rencontre et leurs confrontations vont constituer un mélange détonnant, avec de nombreuses péripéties et un beau suspense final autour de l’impossible sauvetage de l’adolescente, gravement blessée (pronostic vital engagé).
Ruppert et Mulot se déchaînent
Le scénario ménage donc beaucoup de surprises, alors que l’action commence paisiblement à Essoyes, petit village champenois. L’album ouvre piste sur piste, et on peut se demander jusqu’où le duo d’auteurs nous emmènera. Le style graphique est bien celui qu’on connaît à Ruppert, avec des couleurs de type pastel et un dessin qui ne cherche que rarement à aller dans les détails, même s’il les soigne quand il le juge nécessaire. Le plus souvent, il instaure une ambiance, surtout dans les moments où les dialogues s’avèrent superflus. Par contre, avec les Toutes, le dessinateur s’en donne à cœur-joie, dans les formes, les couleurs et les comportements (visant clairement du côté de l’art contemporain). Enfin, dans la dernière partie, le scénario abordant une sorte d’univers parallèle où le temps et les dimensions présentent de réelles distorsions, le dessinateur nous en met plein la vue, à l’image de l’illustration de couverture. C’est une réelle plongée dans un univers psychédélique où formes et couleurs éclaboussent chaque planche à la manière d’un feu d’artifice. Si on peut retrouver cette dimension dans la ou les suites, on en redemande !
Critique parue initialement sur LeMagduCiné