Folie et massacre d'innocents
Les trois premiers tomes offraient un panorama du vaste monde de Mortelune, avec ses vanités et sa hiérarchie sociale bien outrée et bien glauque. Ici, l'univers s'étend relativement peu et présente des velléités de renouvellement : l'action se déplace d'un Paris en ruines à un Lyon en ruines, et l'argument récurrent de l'existence d'un collectif de chercheurs généticiens dans le monde de Mortelune sert à justifier l'irruption d'une nouvelle race de personnages, qui tire le récit du côté de l'horreur soft.
Ce déplacement de l'action coincide avec une noirceur encore plus grande des faits, gestes et paroles des uns et des autres : le Duc Malik se livre à des atrocités à déchirer le coeur, et s'enferre dans sa folie meurtrière vis-à-vis de l'équipe du Prince de Mortelune; de son côté, le Prince, jusqu'ici dévergondé mais enfin présentable tout de même, montre subitement des signes de folie qui le rendent moins sympathique et le rapprochent du duc Malik.
On aura compris que l'action se resserre autour de l'intériorité des personnages : la mise en scène hyper-baroque mais acceptable des oripeaux de Mortelune se fait plus discrète au profit d'une description de la lutte à mort entre deux désespérés : le duc Malik, dont la bêtise meurtrière lui fait perdre tout espoir d'accéder au sérum de jouvence, et le Prince, qui vient de perdre toute possibilité de prolonger sa jeunesse, et qui en perd les pédales. Au coeur du récit se trouve donc le rêve d'immortalité physique, et cela touche l'une des fibres psychologiques les plus profondes du lecteur.
La séduction étonnante des dessins de Philippe Adamov, qui rend vraisemblable les hybridations les plus improbables, ne saurait nous faire oublier que le récit, dans ce tome, passe par le schéma initiatique classique : les héros sont confrontés à l'épreuve d'une traversée souterraine sur des eaux malfaisantes (la descente aux enfers classiques, les eaux matérialisant les problèmes psychologiques irrésolus), puis rencontrent des monstres assez hideux qui les menacent de captivité et de régression vers l'animalité (thème ancestral du héros qui doit combattre ses propres monstres). Bon, comme on est chez Cothias, les monstres retiennent les héros pour des raisons en grande partie sexuelles, mais il fallait bien mettre des questions de cul quelque part, car les relations entre les autres personnages sont beaucoup moins chaudes qu'elles ne l'ont été.
Le rêve - l'utopie, car pour le moment il est "sans lieu" -, c'est de rejoindre la mer d'où pourrait naître une nouvelle humanité, moins pourrie. Et la vision de la mer impétueuse, porteuse de vie (oiseaux, baleine) (planches 19 à 22), n'est autre que l'une de ces plongées symboliques dans l'inconscient des personnages, dont Cothias se sert souvent (voir les relations fantasmatiques de Tchen Qin avec l'au-delà dans "Le Vent des Dieux").
La populace de crétins qui soutient Malik commence à s'en mordre les doigts; signe infaillible qu'elle ne contient aucun héros : elle ne fait que suivre, en essaim servile, l'un ou l'autre, mais n'ouvre aucune voie nouvelle à l'action. Cothias essaie bien d'alléger l'atmosphère avec ce personnage du contrôleur des Lilas (voir Gainsbourg) complètement fou, qui ne poinçonne plus rien depuis soixante ans, mais qui a encore du pinard en réserve... De même , l'attaque des blêmes fait surtout bizutage pour nouveaux (planche 10).
Un peu faible, malgré tout, l'irruption de ces monstres nouveaux, qui ne servent guère qu'à tirer les héros d'un fort mauvais pas (planches 25-26); d'autant plus faible qu'il y a contraste entre la longueur du discours de présentation de ces bestioles (qui semble les introduire à un compagnonnage prolongé avec les héros) (planches 33 à 36) et la rapidité avec laquelle elles sont éliminées de l'intrigue (planches 38 et 39).
Philippe Adamov produit des décors splendides (ruines : souterraines, planche 4; Arc de Triomphe de Paris, planche 5; décor gothique soigné - planches 33 et 36); ce véritable opéra grandiose constitué par l'évocation d'une mer déchaînée par Nicolas jouant du violon, planches 19 à 22 ). Certaines de ses perspectives axiales soulignent des symétries fascinantes (planche 5, vignette 1; planches 34 et 35, presque à la hauteur de certaines images de H. R. Giger).
L'âpreté et le caractère désolant du conflit entre les deux protagonistes majeurs donne maintenant son ton durable à la série : un combat à mort, mais où le bien et le mal sont moins bien cernés qu'auparavant, avec pour toile de fond les problèmes de la survie physique.