Des gares et des trains pour aller dans des pays et des histoires qui n’existent plus.

Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, avec une référence en passant à Le chant des baleines (2005). Cette histoire a été publiée pour la première fois en 2006. Cette bande dessinée a été réalisée par Edmond Baudoin pour le scénario, les dessins, et les couleurs et elle compte cinquante pages. Elle a été rééditée dans Trois pas vers la couleur avec Les yeux dans le mur (2003), et Le chant des baleines (2005).


Edmond sort de son appartement et marche dans le couloir. Il ouvre la porte des escaliers et commence à descendre, les marches étant comme suspendues dans le vide. Bientôt, il n’y a plus de rampe ni d’un côté, ni de l’autre, et les marches flottent dans l’air, disposées de manière irrégulière. Un peu plus bas, elles se transforment en traverses et soutiennent deux rails débutant dans le vide. Il se retrouve à proximité d’une gare et finit de marcher à côté des rails jusqu’à rejoindre le quai. Affalée sur un wagon plat, se trouve une jeune femme blonde, en jean, avec une chemise bleue et une doudoune rouge. Edmond la salue, elle lui retourne son bonjour amicalement. Il lui demande si elle attend un train, pour aller à son mariage. Elle répond : oui pour le train, non pour le mariage, juste pour aller n’importe où, loin d’ici. Lui ne sait pas trop ce qu’il fait là, comment il est arrivé là, et il lui semble qu’il a déjà vécu cette scène, avec elle, dans cette gare. Elle répond : tout le monde attend un train dans des millions de gare.


Les pensées d’Edmond vagabondent : Il y a des êtres avec qui on est bien tout de suite, c’est inexplicable. Dès qu’on les voit, on sait qu’on va être bien avec eux. Cette évidence n’est pas vraie qu’avec les humains, elle est vraie avec les chiens, les chats, les ânes, les chèvres… Avec les oiseaux, c’est plus difficile, mais avec les plantes ça marche. Il y a des arbres qu’on aime au premier degré. Est-ce cela qu’on appelle coup de foudre ? Découvrir quelqu’un avec qui on est bien dans l’instant du premier regard, avec qui on se sent bien tout de suite, avec qui on a envie de rester ? Mais cette expression, le coup de foudre, ne lui convient pas. S’il reçoit la foudre, il meurt, alors que dans cette belle rencontre, au contraire, il a un désir de plus de vie. La conversation continue entre Edmond et la jeune femme. Il a une sensation d’irréalité, comme quand on sort ou qu’on entre dans un rêve. Et puis quand il l’a rencontrée, il était sur le point de se réveiller. Elle continue : il ne peut pas se réveiller, parce qu’il est trop léger. Il ne reste que sur la surface de la vraie vie. Elle l’a vu arriver : il marchait sur les rails, comme un équilibriste sur un fil. Il est un rêveur. Elle lui demande de lui raconter une histoire. Il essaye. Il lui semble qu’il a eu plusieurs vies. L’une d’entre elles, il l’a vécue au Québec. L’hiver est là-bas comme une longue paix… ou une longue guerre. Le printemps venait. Celui-ci voulait dire la fin de son séjour dans ce pays du nord de l’Amérique.


En route pour un nouveau voyage avec ce créateur à la personnalité unique : Edmond Baudoin. La structure des souvenirs s’avère singulière : un rêve (ces marches qui flottent dans le ciel entre le haut étage d’un immeuble et des rails de voie ferrée, une discussion avec une inconnue croisée dans Le chant des baleines, la fin d’un séjour de trois ans au Québec en tant que professeur, un amour à Ann Arbor dans le Michigan, et l’histoire familiale de Jocelyne qui habite à Shippagan, avant de terminer avec une marche dans un grand espace naturel canadien. La composition d’une bande dessinée de Baudoin tient toujours du numéro d’équilibriste, entre un fil directeur solide et une sorte de transe ou de fugue mentale venant accrocher ses souvenirs sur le fil directeur, pas forcément dans un ordre chronologique, parfois plutôt de façon thématique. Or, ici, passée la séquence d’introduction l’ordre suit la chronologie du voyage d’Edmond et de ses amis, avec de temps à autre un échange entre la jeune femme blonde et Edmond sur le quai, jusqu’à la bifurcation sur Neige à Ann Arbor, à quelques pages de la fin. D’un autre côté, l’auteur reprend le principe de son ouvrage précédent Le chant des baleines : Edmond voyage, parcourt des kilomètres, et il déroule en parallèle son flux de pensées. Dans le présent ouvrage, ce dispositif est encore plus appuyé : en bas de trente-deux pages sur cinquante, se trouve un petit bandeau indépendant des bandes de cases, avec un texte se suivant d’une page sur l’autre exprimant les réflexions de l’auteur sur la notion de coup de foudre, de continuité dans une vie, débouchant sur une autocritique de ses propres réflexions.


Dès la première scène l’auteur joue avec le lecteur : Edmond rencontre cette jeune femme blonde sur le quai d’une gare déserte, à l’abandon et il l’avait déjà croisée dans Le chant des baleines en planche 15. Elle lui avait répondu qu’elle attendait un train pour aller à son mariage. À une quinzaine de pages de la fin, il indique qu’en Amérique, à Hull, il y avait Céline aussi, la première année. Il ajoute : Céline avec qui j’ai fait un livre, Les yeux dans le mur. Il rattache ainsi le présent récit aux deux autres avec lesquels il est réuni dans Trois pas vers la couleur, constituant ainsi une trilogie thématique : l’inspiration par une muse, le travail sur le souvenir et la mémoire, la distorsion de la forme narrative, en poussant la possibilité de découpler le récit et les réflexions qu’il inspire. À plusieurs reprises, le lecteur se demande quels liens entretiennent le récit de voyage d’Edmond et son flux de pensées courant en bas de page. Mais en parallèle de ça, le récit de voyage suit exactement un tracé que le lecteur peut voir sur une carte : Ottawa, Montréal, Trois-Rivières, l’Île aux grues, Trois-Pistoles, Rimouski, les Appalaches canadiennes, le Nouveau Brunswick, l’Acadie, retraverser le Saint Laurent, Tadoussac, l’île d’Orléans, la ville de Québec. Il y a même une carte en planche 9. Le souvenir de sa relation avec Neige trouve sa source dans un voyage effectué aux États-Unis durant cette période, et l’histoire familiale de Jocelyne se rattache à la genèse de la devise du Québec : Je me souviens. Cette phrase bouclant avec le thème de la mémoire, des souvenirs accumulés. Une fois encore, la prise de recul sur l’ouvrage fait ressortir sa solide structure et sa logique interne, à l’opposé de divagations mises bout à bout comme elles viennent.


Troisième récit en couleurs de l’artiste : Edmond Baudoin la met en œuvre à sa guise, ou selon sa fantaisie, sans trop se soucier des règles en la matière. Le voilà qui avance dans un couloir aveugle, aux parois de guingois, avec des sortes de portes sans poignées. Les contours sont tracés au pinceau, avec une épaisseur irrégulière, parfois un trait fin pour juste une longueur, peut-être tracé à l’encre. La mise en couleurs apporte la texture au mur, l’ambiance à la séquence. Lors de la descente sur les marches flottantes vers la terre ferme, les couleurs s’arrangent en camaïeu de bleu pour le ciel, avec une zone un peu plus foncée pour la silhouette d’une chaîne de montagnes. En bas de la troisième planche, les bâtiments sont plutôt représentés en couleur directe. Il en va de même pour la majeure partie de la gare en planche cinq, mais la partie de droite est délimitée par un trait de contour noir. En planche sept, le premier plan composé des huisseries d’une baie vitrée et d’une rambarde est également réalisé avec des formes détourées d’un trait noir, alors que l’arrière-plan, une vue sur les toits enneigés de la ville est en couleur directe. Avec cette liberté de représentation, l’artiste donne à voir de magnifiques paysages : la descente du ciel, les montgolfières au-dessus d’Ottawa, les montagnes enneigées entre l’habitation d’Edmond et celle de ses amis, une façade peinte à Montréal, un vol d’oiseaux au-dessus de l’île aux Grues (juste des taches blanches se détachant sur le bleu du ciel), un canoë flottant sur un lac, une longue plage caressée par une eau blanche, la traversée du Saint Laurent en transbordeur au niveau de Tadoussac, la silhouette d’un trois-mâts dans une eau et un ciel mordorés, une promenade à pied dans les bois, etc.


Comme d’habitude, Baudoin a sa manière bien à lui de représenter les êtres humains, ou plutôt de les interpréter pour se focaliser sur ce qu’ils ont de vivant, au lieu d’essayer de capturer une ressemblance photographique. Il laisse le blanc de la page pour la peau de la jeune femme blonde sur le quai : celui lui confère une nature quasi spectrale malgré ses vêtements bien concrets. Par contraste, Guy et sa femme Violette apparaissent bien réels, très vivants, ouverts et sympathiques. Laurence reste un peu à distance, une beauté froide, solitaire et ne cherchant pas la présence ou l’attention d’autrui. Chez cet auteur, le voyage n’est jamais désincarné, jamais une succession de cartes postales concoctées pour une consommation immédiate. Les lieux sont habités et prennent leur saveur grâce aux individus qui sont les amis de l’auteur. Celui-ci ne côtoie pas des gens, mais des êtres humains avec leur histoire personnelle, Guy étant par exemple un prêtre défroqué ayant été l’équivalent d’un prêtre ouvrier avec une forte conviction dans Vatican II. En parallèle et en bas de page, court la réflexion de Baudoin sur l’amour, les individus avec qui on se sent bien, la vie qui a amené à de telles rencontres et les souvenirs qu’on transporte avec soi. Il continue sur le regret de ne pas pouvoir recommencer toute relation à neuf, en se débarrassant de ces souvenirs qui incitent à la comparaison avec des relations antérieures, et en même temps qui construisent l’individu, assure sa continuité, les conditions mêmes pour qu’il puisse apprécier la rencontre et la relation qui s’en suit. D’une certaine manière, le lecteur peut éprouver la sensation que ce fil de pensée est totalement dissocié du voyage raconté en BD ; d’une autre, c’est le principe sous-jacent du comportement d’Edmond, et aussi l’aboutissement de son expérience de vie du moment. De la même manière qu’il continue à voyager, sa pensée continue à cheminer. À l’avant dernière page, il se promène en forêt et se retrouve face à un cerf : dans cet instant suspendu dans le temps, le lecteur éprouve l’impression que l’esprit d’Edmond se retrouve également face à un constat trop énorme pour lui. Cette suite logique de moments qui le construit ne laisse peut-être pas tant de place à l’existence d’un libre arbitre, mais l’auteur préfère continuer sa route plutôt que de penser à cette idée comme à une destination.


En lisant ce tome, le lecteur se rend compte qu’il forme le dernier d’une trilogie très lâche, dont aucun tome ne nécessite la lecture des autres pour être pleinement apprécié, mais dans lesquels court une forme de thématique sur le voyage, les points de contact entre les individus et la construction de l’être humain par la succession de moments qui s’enchaînent. De manière imperceptible, parce qu’il le fait tout le temps, Edmond Baudoin expérimente dans la narration visuelle, par la couleur, mais aussi le traitement des formes, et également la relation distendue entre le récit en bande dessinée et les réflexions en texte. Comme d’habitude, une expérience de lecture unique, riche en chaleur humaine grâce à un créateur frère en humanité.

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le 18 févr. 2023

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