Levius revient, pour un nouveau cycle, sous un nouveau nom: "Levius Est". Un changement cosmétique puisqu'il s'agit de développer la suite directe de la précédente intrigue. Mais dans l'intervalle le titre semble avoir encore gagné en qualité, prenant le temps d'étendre son univers et sa galerie de personnages.
Nous vous en avions parlé à l’occasion de la sortie du tome 3 de Levius : Haruhisa Nakata avait été contraint d’achever sa série du fait de l’arrêt du magazine de prépublication dans lequel elle était diffusée, le prestigieux mensuel Ikki, de l’éditeur Shogakukan. Nous étions en 2014.
Mais le potentiel du titre a rapidement conduit à la reprise de l’intrigue, chez un autre éditeur, Shueisha, quelques mois plus tard, en 2015. Avec un nouveau titre du coup, et une tonalité un peu différente semble-t-il, qui coïncide peut-être avec la parution dans un mensuel au lectorat plus large, l’Ultra Jump.
L’action reprend un an après l’affrontement entre Levius et A.J. Si le premier a remporté le match, et est ainsi devenu le treizième combattant de niveau I, il sommeille encore dans un coma profond dont il ne sort que sporadiquement pour pousser de terrifiants cris. Zack, son oncle et entraineur, blessé lui aussi, se réveille et tente de ramener son neveu parmi les vivants. Il s’appuie pour cela sur Bill Wayneberg, l’ingénieur de génie qui supervise les prothèses de Levius, et sur A.J., dangereuse arme vivante, désormais amnésique, avec laquelle Levius avait noué des liens étroits.
Le premier volume s’apparente donc à une sorte de remontée des enfers d’un héros orphique, Levius, qui doit reprendre pied dans le monde. C’est l’occasion pour Hahurisa Nakata de faire une pause dans l’enchainement des combats pour poser clairement son univers et en préciser certains éléments de contexte et certains enjeux laissés en suspens.
Ainsi, au niveau de l’intrigue, le passage au niveau I ainsi que les manœuvres de la société Améthyste situent les combats à venir au niveau de la géopolitique. Les États, plutôt que se faire la guerre directement, vont désormais régler leurs différends par le biais de matchs entre les treize champions. La politique entre dans la partie.
Autre domaine dans lequel le manga s’étoffe : les personnages. Outre le personnel que l’on a plaisir à retrouver, et qui se trouve même à nouveau explorer - ainsi, Hugo, premier rival de Levius, n’est pas oublié - de nouveaux personnages font leur apparition dans des registres inattendus. Comme Natalia, dont l’entrée en scène s’avère tout bonnement fracassante, et qui apporte une touche d’humour bienvenue.
Enfin, au niveau du monde lui-même, c’est toute la société de la vapeur, au cœur de la boxe mécanique, qui trouve une explication scientifique et historique. Et avec elle l’univers mis en place gagne en précision et en densité. On aurait pu craindre que ces éclaircissements alourdissent le récit et lui fassent perdre en magie et en spontanéité. Mais la portée de cet apport va au-delà de l’épaisseur conférée à l’univers mis en place : elle modifie la portée et la matrice du titre.
Dans cette version "scientifique" et augmentée de la vapeur propre à l’univers de Levius, la volonté du personnage qui recourt à cette technologie conditionne les performances obtenues. En somme, Levius et A.J. sont exceptionnels en tant que combattants, non pas seulement du fait des prothèses qu’ils portent mais aussi et surtout de par la détermination dont ils font preuve. En outre, éléments essentiel, il faut que le combattant utilise son sang pour produire la vapeur.
Sang qui bouillonne et explose à en produire de la vapeur d’une part, et volonté d’autre part : par là, c’est le standard du nekketsu 1 que l’on raccroche, mais dans une version remaniée, mature si l’on veut. Un véritable seinen nekketsu, authentique pendant du classique shonen nekketsu (Dragon Ball, Saint Seiya, One Piece ou Naruto, par exemple) là où nous avons, depuis quelques années maintenant, de simples dark shonen le plus souvent sans âme ni ambition.
Si le shonen nekketsu se caractérise donc avant tout par un caractère sanguin, ce qui frappe dans la tonalité globale de Levius, c’est la mélancolie qui s’en dégage. Ainsi, à l’humeur rouge, énergique et vivante, propre au shonen destiné au jeune public, le nekketsu revisité par Haruhisa Nakata carburerait à la bile noire - strictement la melancholia latine, à l’étymologie dérivée du grec.
Ainsi, cela ne nous semble pas un hasard si ce nouveau cycle de Levius s’ouvre avec le parcours de la figure même de l’atrabilaire : Zack. Bougon et révolté, méfiant et protecteur, il lui faudra se démener et user de sa détermination rageuse pour sortir de l’état catatonique dans lequel ils se trouvent à la fois A.J. et Levius. La première devant récupérer son âme, et le second son corps, ces deux éléments cruciaux pour faire les bons combattants dans le monde de Levius Est.
On ne s’étonnera donc pas d’un graphisme précis, fin, et résolument sombre, dont le caractère steampunk tire parfois vers le gothique ; ni d’échanges aux accents parfois mélodramatiques ; ni encore d’une certaine grandiloquence lors de la mise en scène des actions. Tout cela va dans le sens d’une étonnante emphase mélancolique qui trouve à présent de surprenants contrepoints, notamment comiques. L’œuvre n’en vit que plus fortement et plus intensément.
Notons enfin que ce premier volume se termine par le récit de la rencontre entre Haruhisa Nakata et Juanjo Guarnido, dessinateur de Blacksad, dont le mangaka est un grand fan. Deux dessins conjointement réalisés résultèrent de ces échanges, l’un en noir et blanc, l’autre en couleur.
Chronique originale et illustrée sur ActuaBD.com