Une très belle réussite dans l'art difficile de l'adaptation en bandes dessinées d'un roman classique assez volumineux. L'obstination, confinant à la monomanie, du capitaine Achab qui désire tuer Moby Dick, un cachalot blanc géant semi-légendaire, est fort bien rendue dans cet album, avec des moyens propres à la bande dessinée.
Les physionomies et les personnalités des personnages sont très travaillées. Le narrateur, Ishmaël, jeune marin qui porte un regard candide sur la tragédie dont il est le seul rescapé, possède ce caractère relativement neutre et incolore qui permet à n'importe quel lecteur de s'approprier les événements narrés au travers de son regard. Queequeg, géant impressionnant mais débonnaire bariolé de tatouages de style maori, se distingue non seulement par sa carrure, mais aussi par sa sensibilité océanienne typique : cette proximité immédiate des choses de la vie et de la mort, cette lubie soudaine de chercher à se laisser mourir, puis de choisir de revivre. Son héroïsme et sa bonté en font le personnage le plus touchant du roman. Achab, patibulaire au possible, le nez fortement aquilin, porté par sa haine et son désir de vengeance jusqu'au fanatisme nihiliste (psychologie très actuelle dans le monde), le visage en triangle nettement pointé vers le bas, a quelque chose de méphistophélique et d'infernal. Sa confrontation avec la foudre a des affinités sataniques (pages 79 et 80). Parfois, le trait d'Alary taille à la serpe les profils, comme le fait parfois Andreas (page 73).
Les noms des personnages, un peu trop bibliques (Achab, Ishmaël...), le sermon remémorant la légende de Jonas dans le ventre du monstre marin (pages 23-24), reflètent le projet de Melville de donner une dimension métaphysique et philosophique à une simple chasse au cachalot.
On apprécie la remarquable correction et le bon niveau littéraire des dialogues, qui ne sacrifient jamais à la vulgarité, même au plus fort des passions et des dangers. La construction du récit, et sa réduction au niveau des dimensions d'un roman graphique, savent faire monter les tensions et l'angoisse sourde au cours du long chapitre II, avant la confrontation qui éclabousse le chapitre III.
Le dessin de Pierre Alary, s'il peine à rendre l'impression de volume (ce qui est crucial en milieu marin : vagues, horizons...), est en revanche excellent dans la recherche des couleurs et des luminosités, dont les gradients, parfois un peu trop nettement cloisonnés en zones bien repérables, savent générer des atmosphères qui entrent pour beaucoup dans l'impression générale que l'on retire de cette lecture. Les ombres, les reliefs des visages, les rides, les rugosités des surfaces sont traitées au moyen de hachures broussailleuses qui savent se limiter à l'essentiel, sans gâcher par exemple de belles plages lumineuses qui concourent à de beaux contrastes dans une vignette.
L'intérieur quasi douillet de la taverne de Nantucket (pages 10-17) souligne l'intimité liée à la faiblesse des éclairages, et les halos des lampes et lanternes centrent bien le regard du lecteur sur les visages. On passe alors d'une dominante verte sale à l'orangé inquiétant de la chambre où Ishmaël va rencontrer Queequeg. Le vert glacial de la salle de repos des marins (pages 37 et 38) est bien en rapport avec le froid auquel les marins font allusion. Les rouges, de plus en plus sanglants, de la confrontation finale, s'éclaircissent en orangés ardents appropriés à la représentation de l'incendie purificateur des haines et des malédictions.
Tragédie de la passion humaine, de l'hybris de l'homme présomptueux qui s'affronte à une nature plus puissante (Melville écrivait à l'époque des progrès vertigineux du machinisme arrogant qui se soumettait la planète), "Moby Dick" est ici transcrit en un récit bien équilibré, et qui conserve la forte puissance évocatrice de la rudesse de la vie des chasseurs de cétacés.