Ce tome constitue la première moitié d’un diptyque qui forme une histoire indépendante de toute autre. Son édition originale date de 1994, la seconde partie étant parue en 1995. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Griffo (Werner Goelen) pour les dessins, et Anaïs pour les couleurs. Il compte soixante-deux pages. Dufaux & Griffo ont déjà collaboré sur d’autres séries comme Beatifica Blues (1986-1989, trois tomes), Samba Bugatti (1992-1997, quatre tomes), Giacomo C. (1988-2005, quinze tomes, et une suite en deux tomes 2017/2018).
Quand la mère de Fanny mourut, ses tuteurs la confièrent à son oncle Lord Arthur Charleston, qui voulut bien condescendre à recueillir la fillette chez lui. C’est ainsi que par une vilaine nuit de novembre, une voiture à cheval, conduite par Jasper, amena l’enfant au château de son parent en un lieu appelé Blacktales. Il était plus de minuit quand la voiture s’arrêta enfin dans la cour intérieure du château. Pour Fanny une nouvelle vie allait commencer, bien différente de tout ce qu’elle avait pu imaginer lorsqu’elle vivait encore auprès de sa mère. Le cocher frappa la porte. Le château semblait comme abandonné et, là-haut, les éclairs redoublèrent de violence. Finalement des pas se firent entendre, la lourde porte grinça sur ses gonds… Et une silhouette hideuse se montra aux deux voyageurs glacés jusqu’aux os par la pluie battante. Le cocher remet Fanny aux bons soins du serviteur Foxtrot, en lui précisant que cette demoiselle désire voir les maîtres du lieu et qu’elle est attendue normalement, tout en se faisant la réflexion qu’il est fort laid. Le serviteur bossu et de très grande taille accueille Fanny par son prénom en précisant qu’ils étaient prévenus de son arrivée. Jasper souhaite des vœux de bonheur à Fanny et prend congé.
Foxtrot guide Fanny à travers le grand hall pour prendre l’escalier monumental. En marchant, il lui explique que lord Charleston s’excuse de ne pouvoir la recevoir, mais une grippe le retient au lit. Il a ordre de la conduire à monsieur Gavotte qui s’occupera d’elle. C’est un professeur qui vient de Paris, il sera le précepteur de Fanny. Ils entrent dans un grand salon muni d’une imposante bibliothèque et monsieur Gavotte se lève en indiquant Fanny qu’elle peut l’appeler maître tout simplement. Il explique que c’est à lui que Milady et Milord Charleston ont confié son éducation, une rude tâche car la jeunesse est rebelle à leur époque. Il prend une lampe à huile et il se lève pour aller montre sa chambre à la jeune fille. Milady la recevra le lendemain matin à sa table, à sept heures. Il espère que Fanny ne l’oubliera pas. Après qu’ils aient quitté la pièce, le serviteur se met à passer un coup de balai et il glisse la poussière sous le tapis en le soulevant, ce qui fait apparaître qu’il manque des lattes. Gavotte ouvre la porte de la chambre, en s’excusant de sa petitesse. Fanny découvre une très grande pièce, avec un monceau de cartons à chapeau dans un coin. En redescendant l’escalier, Gavotte se fait la réflexion que Fanny est rudement mignonne, et son petit air faussement naïf ne fait qu’ajouter à la chose. Il se fait le pari qu’elle a de jolies jambes.
Une jeune demoiselle orpheline, recueillie par un membre de sa famille éloignée, dans un château aux dimensions impossibles, habité par des individus aux allures étranges, avec un secret, une mystérieuse plume perdue qui confère un pouvoir politique à celui qui la détient. Sans oublier un certain Monsieur Noir qui brille par son absence. Il s’agit d’un conte à n’en point douter. D’ailleurs, le scénariste s’amuse bien avec les conventions du genre : des individus au comportement étrange, au physique particulier entre inquiétant et ridicule, une aristocratie déconnectée, une jeune fille jouant le rôle de candide, des rituels immémoriaux semblant dépourvus de sens, des adultes incompréhensibles, le nom du château Blacktales (les contes noirs), des phénomènes surnaturels, un historique inconnu qui pèse lourd sur le présent, deux enfants ou tout juste adolescents qui découvrent ce monde, et qui mettent à jour des secrets qui échappent aux adultes au cours d’une aventure. Griffo s’amuse avec les conventions visuelles correspondantes, faisant preuve d’une verve malicieuse : l’architecture surdimensionnée du château Blacktales, l’allure du serviteur qui ouvre la porte (un bossu avec une très grande taille), les grands yeux curieux de Fanny, la taille et la masse imposante du cuisinier Surf avec son grand couteau à sa ceinture de cuir, la décoration luxueuse du salon de Lady Habanera (les tapis, la peau de bête, sans oublier les lourdes tentures, son chat irascible), la lunette astronomique d’une taille gigantesque, les flammes de l’âtre qui prennent la forme d’une entité maléfique, le bazar dans les appartements de Mambo & Tango, la ressemblance de Carmagnole (le fossoyeur du château) avec le chapelier fou, la soupe populaire sous la neige, etc.
Régulièrement, le lecteur sent son regard s’arrêter sur une case pour un moment d’une rare puissance évocatrice, où le plaisir de l’artiste et celui du scénariste se rencontrent pour un instant intense : la perspective vertigineuse d’une vue de dessus d’un escalier de pierre en colimaçon, l’envol d’un ballon rempli d’urine (il y a bien une raison loufoque et logique pour ce rituel), ou encore les amoncellements en tas de cartons à chapeau. La complicité et la complémentarité des deux créateurs se ressentent à la lecture. En découvrant, la silhouette du château Blacktales dans le lointain alors que la carriole s’y dirige, le lecteur commence par se dire que le dessinateur s’est fait plaisir avec un assemblage esthétiquement joli, mais dépourvu de plausibilité dans la réalité. Alors que le serviteur et Fanny se dirigent vers l’immense escalier, il envisage cette approche comme héritée des films américains avec château européen en carton-pâte : la cohérence d’une pièce à l’autre est foulée au pied, au profit du caractère spectaculaire de la prise de vue. Il savoure donc la représentation des autres pièces comme un spectacle. Puis voilà qu’un personnage dit explicitement que Lord Charleston considère Blacktales comme l’une de ses plus belles demeures, demeure qui ne cesse de croître au fil des ans. Des salles s’allongent chaque fois un peu plus, les murs s’écartent, les plafonds montent, les caves se creusent. Certaines pièces dans cette maison ont atteint des proportions inouïes. On se perd facilement à Blacktales. Aussi, lorsqu’on se décide à explorer les lieux, il faut prendre soin d’emmener avec soi quelques victuailles et, bien sûr, un carton à chapeau… Il devient alors patent que ce château peut être envisagé comme un être vivant, ou interprété comme une métaphore évolutive.
Le lecteur se retrouve vite accroché par ce conte avec un discret second degré s’adressant aux adultes, sans aller jusqu’à la raillerie ou la moquerie du genre. Les personnages sont à la recherche de cette mystérieuse plume qui se révèle être l’artefact dont la possession permet de devenir le maître de Blacktales. Cette dynamique est nourrie par d’autres composantes politiques. La plus évidente réside dans cet état de fait où une aristocratie oisive (mais non dénuée d’une certaine grandeur d’âme) est servie par des gens du peuple besogneux, dont certains se servent en premier pour leur enrichissement personnel (charité bien ordonnée commence par soi-même). En se rendant au petit déjeuner, maître Gavotte informe Fanny que Lady Habanera s’est entiché d’un auteur rencontré par hasard à Londres lors d’une de ses rares excursions dans la capitale. L’auteur, très barbu, très entreprenant, a réussi à la convaincre de lire ses principaux ouvrages. Le nom de l’auteur se trouve sur la couverture du livre. Il n’est pas encore très connu, mais il paraît que cela viendra. Le lecteur jette un coup d’œil à la couverture du livre et découvre qu’il s’agit de Karl Marx, Lady Habanera réalisant des expériences sociales pour aider les masses laborieuses. Il apparaît également rapidement que la possession de la plume constitue un enjeu économique, à la fois pour celui qui la monnaye et pour celui qui la possède, puisqu’il devient maître des richesses de Blacktales. D’ailleurs la derrière scène permet de découvrir ce qu’il est advenu du précédent maître des lieux.
Dans le même temps, le lecteur prend rapidement conscience qu’il est possible d’interpréter le château comme étant la métaphore de l’esprit, avec ses parties conscientes et ses parties inconscientes. Les pièces prennent de l’ampleur au fil des années, tout comme la quantité de souvenirs d’un être humain prend de l’ampleur au cours de sa vie. Différentes parties du château sont habitées par des individus à la personnalité très marquée : Sarabande comme s’il s’agissait de la partie cartésienne de l’esprit, Mambo & Tango symboliseraient la facette matérialiste et intéressée, maître Surf un appétit vorace (avec l’étrange appétit d’ogre de Fanny pour son premier repas), Monsieur Noir l’inconscient ou le refoulé de la psyché, Carmagnole l’empathie et la sollicitude, etc. Carmagnole mentionne à Fanny que rien ne se perd à Blacktales, tout s’échange, tout se monnaie, évoquant le fait qu’aucune expérience ne laisse l’individu intact, aucun souvenir ne se perd même s’il est refoulé, et toutes les pensées interagissent entre elles, parfois pouvant être décrites comme des tractations, ou selon une dynamique transactionnelle. Comme dans toute métaphore, certaines facettes ne trouvent pas d’équivalent dans ce mode d’analogie. Pour autant, elle fonctionne bien comme peuvent le faire les éléments symboliques d’un conte.
Première partie d’un diptyque : un conte où une jeune demoiselle orpheline est à la recherche d’une plume (un stylo-plume en fait) pour assurer la gouvernance d’un château qui grandit. Deux créateurs maîtrisant les conventions du conte, et jouant avec tout en les respectant, un plaisir se communiquant au lecteur. Un conte politique aussi une métaphore psychologique, et l’absence inquiétante de Monsieur Noir.