Alors non, je vous arrête tout de suite, ce n'est pas parce que j'apprécie énormément le travail d'Elsa Brants, ni parce qu'elle a toujours été adorable avec moi en dédicace (malgré ma nounouillerie légendaire), que j'allais aborder son nouvel album "Par le pouvoir des dessins animés" avec une bienveillance partisane - ça ne marche pas comme ça.


Vous pouvez vérifier dans le dico des proverbes :


Qui aime bien châtie bien.
Qui aime beaucoup attend beaucoup.
Qui aime passionnément n'aime pas qu'on joue avec ses sentiments !


C'est donc en arborant un air sévère-mais-juste, les lunettes vissées sur le bas du nez pour bien mettre en valeur mon côté snob, que j'ai entamé ma lecture avec le sourcil de traviole.
C'est que bon, créer un univers, faire vivre des personnages, amener le lecteur à se passionner pour leurs (més)aventures, en soi, ce n'est déjà pas simple (et à plus forte raison quand l'un de ces personnages est un poulet).


Mais une oeuvre biographique ?


L'exercice est triplement périlleux.



  • Parce qu'au moindre faux pas, même avec la meilleure volonté du monde, on peut inconsciemment basculer dans le narcissisme - et ça, ça vous aliène un public en deux temps trois coups de clics.


  • Aussi, parce qu'il n'y a pas d'intrigue pour ferrer le lecteur comme un poisson au bout d'une canne à pêche. Pendant plus de cent pages, il va devoir se passionner pour la vie quotidienne de quelqu'un d'autre. Or déjà que par moments, il a dû mal à s'intéresser à la sienne à lui...


  • Enfin, parce qu'il faut composer avec la réalité, qui est autant une matière première qu'une contrainte. Il ne s'agit plus, par exemple, de créer des personnages qui inspirent la sympathie, il s'agit de rendre sympathiques (au sens littéraire) des personnes ordinaires (même si nul ne l'est jamais véritablement. Par ordinaire, on entendra ici qu'elles ne tirent pas des rayons lasers par les yeux - même si elles le voudraient sans doute - et qu'elles ne sont pas les dernières héritières d'une école d'arts martiaux oubliée).



Autant dire que malgré toute l'estime que j'ai pour cette autrice, je partais avec quelques doutes - raisonnables, pensais-je.


Il n'aura fallu qu'une poignée de pages pour dissiper ceux-ci.


Je l'écris donc sans complaisance :


"Par le pouvoir des dessins animés" ne se contente pas d'être drôle, même s'il se sert habilement de l'humour pour donner au propos une dimension plus accessible. Il propose avant tout un très beau témoignage personnel - tant des années Club Dorothée que de la condition d'auteur BD en France -, doublé d'un hommage passionnant à l'un et l'autre.


Tout au long de ma lecture, j'ai été amusé, intrigué, instruit - révolté, même -, et encore mieux que ça : ému. Là, pour le coup, je ne m'y attendais pas mais j'ai été profondément touché par certaines planches et anecdotes, au point d'en avoir un petit début de larmichette au coin de l'oeil (ce qui est un peu embarrassant fin septembre, dans la mesure où la saison des allergies est passée).


Parce que tout personnel que soit ce parcours, il a également quelque chose d'universel pour les gens de ma génération. A maintes reprises, je m'y suis retrouvé presque aux couettes près, et ça a fait remonter en mémoire de beaux souvenirs d'un temps qui ne l'était pas moins - quand bien même tout n'y était-il pas rose (forcément. Le rose est une couleur proscrite, il paraît).


Or je suis convaincu que je ne suis ou ne serais pas le seul dans ce cas : qu'ils et elles seront nombreux et nombreuses à s'exclamer "ah mais oui mais c'était exactement ça !".


C'est la grande force de cet ouvrage, à mes yeux : la sincérité et la justesse de ton avec lesquelles il donne à lire ces années 80-90 en France, l'authenticité avec laquelle il rend compte de ce que furent (au moins partiellement) nos enfances, la pédagogie et la générosité avec laquelle il dépeint le statut d'artiste BD (qui sera utile à celles et ceux qui aspirent aujourd'hui à se lancer).
Ainsi ne lira-t-on pas l'album de la même façon selon qu'on aura vingt ans ou quarante : on ne se focalisera pas sur les mêmes éléments, on ne les abordera pas de la même façon, mais on en retirera toujours quelque chose. Ou alors c'est qu'on n'aime ni l'humour, ni la Bande Dessinée, ni les dessins animés japonais - auquel cas pourquoi a-t-on acheté ça, franchement, qu'est-ce qui ne va pas chez nous ?


Du point de vue du trait, celui-ci a encore gagné en dynamisme et en personnalité depuis Save Me Pythie. On retrouve le style caractéristique d'Elsa Brants, reconnaissable entre mille, avec sa petite touche européanisée qui fleure bon le mélange des genres, mais en s'affranchissant ici davantage (sans la renier pour autant, et heureusement !) de l'inévitable influence RumikoTakahashiesque. Parfaitement adapté au propos, il rayonne tant d'expressivité que d'authenticité (encore !).


La structure souvent éclatée fonctionne à merveille, la plupart du temps, même lorsque les enchaînements ne coulent pas de source. Certains d'entre eux paraissent certes un peu trop abrupts, un peu trop erratiques mais en fait, là, vous ne pouvez pas le voir parce que vous ne pouvez pas me voir non plus mais je suis juste en train de ramer à pleins bras pour vous prouver que non, absolument pas, je ne suis pas de parti pris, la preuve, je peux critiquer aussi, t'as vu, sévère-mais-juste, rolala, c'est tout moi, comment je viens de la tuer la Elsa Brants !


D'ailleurs, je conclurai en pointant du doigt le plus gros défaut de ce nouvel album, impardonnable : ce "hein ? Quoi ? Déjà ? !" sur lequel s'achève notre lecture, et la pointe de déception qui va de paire. Parce que même si on sentait bien le nombre de pages à lire diminuer sous notre doigt, on espérait toujours en avoir au moins une ou deux à se mettre sous la dent de la rétine. Parce que bon, oui, ok, il fallait les dessiner, ces 188 pages, c'est sûr, mais franchement, nous, côté lecteur, on serait facilement repartis pour 188 de plus.


Et ça, c'est déjà bon signe quand il s'agit d'une oeuvre de fiction.


Alors une autobiographie...

Liehd
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Non mais y'a aussi des trucs bien, en BD. Faut pas croire.

Créée

le 29 sept. 2019

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Liehd

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