Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 4 : Nuits couleur blues (1988) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Il est initialement paru en 1989, écrit par Jean Dufaux, dessinés et mis en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Ce tome a été réédité dans un format plus petit, dans Jessica Blandy, L'intégrale - Volume 2.


Quelque part dans une région désertique d'un état frontalier avec le Mexique, 2 voitures de patrouille de police se dirigent vers une station-service perdue au milieu de nulle part. À l'intérieur, un client vide un verre de tord-boyaux versé sur 2 araignées au fond de son verre. John John (surnommé Peau d'Enfer, un officier de police) vient réclamer son dû à Haye, le propriétaire qui n'a pas de quoi payer. Les 2 policiers commencent à tout casser dans la salle du diner, et l'un d'eux frappe Haye qui avait sorti une arme à feu. Ils sortent et mettent le feu à l'établissement. L'autre policier abat l'âne qui était dans un enclos. De la grange attenante, ils font sortir un groupe d'émigrés clandestins. Entendant un bruit à l'intérieur, Peau d'Enfer entre s'assurer qu'il n'y a plus personne. Il y trouve un jeune garçon qu'il rassure, et qu'il déshabille. Peu après les policiers repartent en ayant groupé les immigrés dans un camion, Peau d'Enfer ayant pris place à l'arrière d'une des voitures de patrouille. Quelque part dans la région, Jessica Blandy a piqué une tête dans a piscine de son hôte Adrian Montague, pendant que Gus Bomby (bien enrhumé) se prépare à partir pour mener son enquête sur la disparition d'un jeune garçon prénommé Rafaele. Il mène cette enquête pour le compte de monsieur Varga dont la femme voulait l'adopter.


Gus Bomby sort à l'extérieur pour aller retrouver Sam Sam, le chauffeur de la belle limousine que Montague a mis à sa disposition. Sam Sam vient de se faire cracher au visage par Maria, une jeune femme portant son bébé dans ses bras. Pendant que Jessica Blandy (toujours en maillot de bain) papote avec Adrian Montague (en costume blanc), Gus Bomby est arrivé à Tecate (un petit village proche de la frontière) pour interroger Esteban, un gérant de supérette qui a vu Rafaele récemment. Dans la supérette, Bomby se fait interpeller par 2 loubards qui n'apprécient pas qu'il pose des questions indiscrètes. Il ne se laisse pas faire et réussit à en neutraliser un, quand un éternuement inopportun lui fait perdre le dessus. Les 2 loubards l'entraînent dans la rue et le rouent de coup jusqu'à ce qu'il perde connaissance. Ayant constaté son inconscience, Sam Sam urine sur lui. Gus Bomby reprend connaissance dans la cour grillagée du poste de police, où un groupe d'une demi-douzaine de détenus s'en prend à lui, le maintient assis et commence à l'obliger à manger un rat découpé en tranche, présenté sur une assiette.


Arrivé au cinquième tome, le lecteur sait qu'il vient chercher sa dose de désespoir, de déviance, de souffrance, au fin fond des États-Unis. Cette fois-ci, Jean Dufaux a choisi un bled paumé non loin de la frontière mexicaine, avec des immigrés clandestins. À l'opposé d'une mise en scène jouant sur des envahisseurs, il dépeint des individus dans le dénuement, à la merci des profiteurs. À l'opposé de passeurs profiteurs sans scrupule, il montre des représentants de la loi asservis au pouvoir de l'argent. Le lecteur peut constater que les immigrants clandestins sont motivés par l'espoir d'une vie meilleure, ou en tout cas la fuite d'une situation de pauvreté sans possibilité d'en sortir du fait de sa nature systémique. Il réussit à montrer cette situation, sans même recourir à des personnages individualisés pour déclencher l'empathie du lecteur, uniquement en les montrant en groupe. Outre ce premier thème social, il développe également celui d'une forme de corruption insidieuse. Elle s'exprime de manière manifeste par le comportement du shérif et la manière dont il fait appliquer la loi par ses hommes, mais la source de ce comportement est invisible pour les citoyens. Le shérif ne fait qu'emprunter le chemin de moindre résistance en appliquant une politique en phase avec l'intérêt de l'homme le plus riche de la région. En troisième lieu, il apparaît également une forme de racisme ordinaire, d'autant plus terrible qu'il est institutionnalisé.


Arrivé à ce tome, le lecteur sait également qu'il va retrouver les dessins à l'apparence un particulière de Renaud, pour des reconstitutions de l'Amérique profonde sur la base de photographies et de films. Il bénéficie d'une plongée dans un tel décor dès la première page, avec cette highway au milieu du désert, et une station-service à l'écart de tout, tel qu'on en imagine dans les grands espaces vierges des États-Unis. Au fil des différentes séquences, le lecteur se projette dans des décors naturels comme le désert autour de la villa luxueuse d'Adrian Montague, une route secondaire en terre battue empruntée par un motard, une autre zone désertique dans laquelle progresse une colonne d'immigrants clandestins, un chantier fantomatique au milieu de nulle part. Il est également amené à visiter des endroits plus urbains et très ordinaires. L'état de la ville dans laquelle se trouve la supérette d'Esteban rend compte à la fois de la place disponible, des constructions bon marché essentiellement fonctionnelles, de l'absence d'entretien avec ces carcasses de voiture et les déchets au sol. Quelques pages plus loin, le lecteur ressent la tension dans le terrain bitumé transformé en zone de détention provisoire pour les immigrants clandestins, l'absence d'aménagements, les individus en train de s'observer, les durs qui imposent leur loi. À l'opposé, le contraste est total avec l'opulence de la demeure d'Adrian Montague, sa piscine accueillante à l'eau d'une limpidité parfaite, ses transats, son salon immense et très élégant. Renaud sait tout aussi bien rendre compte d'un décor industriel comme cet énorme entrepôt bourré de palettes et de marchandises en carton. Le lecteur se dit qu'il ne s'agit pas de descriptions photographiques et qu'il y a peut-être quelques détails pas assez rigoureux, mais les dessins savent restituer les caractéristiques de ces lieux, leur âme.


Comme dans les tomes précédents, Jean Dufaux a imaginé des situations bien tordues et l'artiste sait les rendre plausibles. Renaud a développé des acteurs à la morphologie normale, pas des stars parfaites : Gueule d'Enfer est trop maigre, Gus Bomby est trop vieux, Esteban est trop gros, Adrian Montague est trop naïf, Lewis Singfold est trop marqué par la vieillesse, etc. Du coup quand Gueule d'Enfer arrive dans le diner de la station-service, le lecteur voit des individus normaux observer ce qui se passe, avant de se mettre à l'abri quand ils constatent la réalité de la violence. Les enfants immigrés apparaissent sans défense, ballotés par les circonstances qui ne sont pas favorables aux individus démunis. Les abus de pouvoir de la police semblent inéluctables, sans recours possible. La mise en scène favorise plus une approche naturaliste que sensationnaliste. Le lecteur ne voudrait pour rien au monde se trouver parqué avec les immigrants dans l'enclos grillagé. La direction d'acteur de Renaud est tout aussi juste et mesurée. Le lecteur peut ressentir la colère intérieure de Jessica Blandy, alimentée par son indignation. La séance de tir sur les immigrants devient factuelle et possible. La présence d'un bocal avec 2 poissons rouges sur un chantier constitue le symptôme des névroses de Lewis Singfold, plutôt qu'une bizarrerie maniérée.


Effectivement, comme dans les tomes précédents, de nombreux personnages adoptent des comportements ponctuels ou pérennes qui constituent autant de déviances par rapport à la norme sociale. Il est facile de mettre celles de Lewis Singfold sur le compte d'une folie générée par un racisme hors de contrôle, et rendues possibles par le statut que lui procure sa fortune. Il est facile de voir dans celles de Sam Sam (le chauffeur d'Adrian Montague), l'expression d'une misogynie facilitée par sa force physique. Il est également facile condamner John John (Peau d'Enfer) pour son sadisme pervers, et pour ses actes de pédophilie. Ces horreurs instillent un climat malsain où rien ne vient entraver le passage aux actes, la maltraitance des plus faibles. Ce climat délétère finit par entacher tous les personnages. Quand le lecteur se met à observer le comportement d'Adrian Montague, il voit bien qu'il n'a pas commis de crimes ou transgressé la loi, mais il lui reproche quand même son aveuglement naïf sur ses rentrées d'argent grâce à ses affaires avec Lewis Singfold. Il finit même par considérer l'entêtement de Jessica Blandy, comme preuve d'un manque de discernement, comme un acharnement compulsif manquant de mesure. Or Jean Dufaux ne se contente pas de montrer des actes déviants, des comportements criminels plus ou moins graves, et leurs conséquences sur les différentes victimes. Il continue de donner un rôle assez ambigu à Jessica Blandy, entre personne entretenue par des hôtes successifs, jeune femme révoltée par les abus de pouvoir et la souffrance humaine, individu enclin à intervenir sans égard pour sa sécurité, quelqu'un sachant que sa propre souffrance est inéluctable.


Jean Dufaux pousse le bouchon encore plus loin en dressant le portrait de Peau d'Enfer. Il ne laisse planer aucun doute sur le fait qu'il s'agit d'une ordure dont les actes sont criminels et condamnables. Il donne aussi à voir la propre souffrance de cet individu méprisable. Le lecteur peut le voir s'automutiler, une preuve de son mal-être intérieur. Dans le même temps, il ne peut pas rester insensible à son apparence romantique d'individu libre qui a perverti les règles du système pour mener la vie qu'il entend. Il est impossible d'échapper à son aura romantique quand il parcourt des roues désertes avec sa moto pour s'enfoncer dans les zones naturelles à la beauté aride. Le scénariste ajoute encore un degré de trouble, par le lien qui semble exister entre John John et un vieil aigle borgne (surnommé Floyd), comme si ces 2 êtres étaient en communion avec les lois naturelles, comme s'ils étaient particulièrement bien adaptés à leur environnement. Ces visions n'excusent en rien Peau d'Enfer, mais elles accentuent le malaise du lecteur quant à la perversion de la société dans ce coin isolé des États-Unis, comme si c'était un retour inexorable à l'état naturel.


Renaud & Jean Dufaux continuent d'emmener Jessica Blandy dans des recoins dégénérés de la société, de la mettre face à des ordures se comportant de manière abjecte pour oublier leur propre souffrance. Les dessins décrivent un monde plausible et des individus ordinaires ce qui les rend d'autant plus terrifiant. Jean Dufaux montre la barbarie ordinaire, rendue encore plus insoutenable par sa représentation prosaïque et le fait que la réalité dépasse la fiction, ce qu'il rappelle en mentionnant Arturo Durazo Moreno 1924-2000, chef de la police de Mexico pendant 6 ans. Il se montre sans pitié quand il fait dire à l'un des pourris : Le problème avec des gens de votre espèce, Montague, c'est qu'ils passent leur temps à s'indigner, sans pour cela changer quoi que ce soit.

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le 13 avr. 2019

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