Jean-Pierre Levaray a passé plus de trente ans de sa vie aux trois huit dans une usine chimique française : une « vie bouffée (…) déjà si courte et que le taf grignote doucement… » Marqué par
l’oppressante réalité d’un morne quotidien,
l’ouvrier s’est fait auteur pour témoigner de ses difficultés, de ses doutes, de ses cauchemars mais aussi de tous ceux des autres, de ses collègues, des travailleurs occasionnels. Le roman a rencontré un beau succès : une pièce de théâtre en a été tiré, un film documentaire également, et cette bande-dessinée enfin.
L’usine, c’est l’endroit de survie par excellence. On y meurt
lentement ou violemment… mais on y meurt.
Putain d’Usine a ce côté décevant en ce sens qu’il ne s’agit pas d’une grande histoire, d’une belle épopée dramatique ou d’une fresque emportée. Et pourtant, cette compilation inégale de petits épisodes des drames du travail à l’usine, certains très durs, trouve
un équilibre fragile et passionnant
pour raconter la place que l’humain s’y fait malgré les machines, bureaucratiques, administratives et mécaniques. Entre abandon de soi, plus exactement négation de soi dans le travail, et réappropriation par la grève, le pouvoir du syndicat, du non, du refus, le récit orchestré par Jean-Pierre Levaray et illustré avec talent par Efix raconte l’homme, évoque l’esclavage moderne, consenti au nom de la sainte consommation, de la survie. Touche le lecteur quand il survole les rêves oubliés, abandonnés à l’usine, et les vies qui s’y diluent.
Aux grands maux les grands remèdes… Paradoxalement, c’est pour tenir
debout que l’homme se défonce.
Une collection d’anecdotes légères et graves, brillantes et sordides, battantes et mortifères, sur un rythme toujours bien géré, entre passages aériens et lourds morceaux de vie. La lecture est à la fois plaisante et pesante, jusque dans ce final au 21 septembre 2001 devant les images du drame de l’usine AZF de Toulouse : gorge serrée sur la réalité, et point de départ de l’envie d’écrire de l’auteur ouvrier.
Putain d’Usine est au final peut-être trop court, mais c’est
une putain de bande-dessinée documentaire
comme on aimerait en lire plus souvent dans cette société malade qui réduit les hommes en poussières ouvrières pour le profit des multinationales. Un travail admirable et magistral : indispensable !