Une version personnelle de ce personnage historique

Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il contient les épisodes 1 à 5, initialement parus en 2014/2015, écrits par Alexander Grecian, encrés et dessinés par Riley Rossmo, avec une mise en couleurs d'Ivan Plascencia. Il n'est pas besoin de connaître l'histoire de Raspoutine pour apprécier cette histoire qui prend des libertés avec l'Histoire.


Le récit commence alors que Katya (une servante) apporte un verre de vin rouge à Grigori Raspoutine qui est attablé. Le lecteur a accès à ses pensées intérieures dans lesquelles il indique que cette nuit il va être assassiné par ses amis les plus proches. Katya pénètre dans la salle à manger et le lecteur découvre les autres convives : Yusupov, Pavlovich et Oswald Rayner, ainsi que 2 silhouettes fantomatiques qui se tiennent derrière Raspoutine. Alors qu'il lève son verre à la santé de ses amis, il se souvient de ses douze ans.


Il aidait son père à porter une très lourde charge de bois. Ce dernier frappait sa mère. Un jour d'hiver, il l'a accompagné au bord du lac pour pêcher. Ils se sont fait attaquer par un ours de grande taille, attiré par l'odeur des poissons mis à sécher.


En fait en ouvrant ce tome, le lecteur ne sait pas à quoi à s'attendre. Ses 2 créateurs ont déjà collaboré par le passé sur un comics appelé Proof (voir Absolute Proof Volume 1). Depuis Riley Rossmo a progressé dans le monde des comics en produisant des œuvres au caractère toujours personnel, souvent imprévisible, que ce soit une sombre histoire de meurtre (Green Wake), un tueur en série plus ou moins repenti (Bedlam), ou encore un enquêteur paranormal fonctionnant aux psilocybes (Drumhellar).


Dès qu'il ouvre un comics illustré par Riley Rossmo, le lecteur retrouve dès la première page son usage de petits bouts de trame de type mécanographiée (certainement à l'infographie de nos jours) pour représenter un ombrage partiel. Ensuite il y a son habitude d'ajouter des traits non figuratifs, fins et discrets, barrant une partie de l'image en diagonale. Cela s'apparente à une forme de griffure qui fait perdre sa virginité à l'image, qui la marque d'un coup de griffe. Il utilise de la même manière de petits aplats de noir pour lester une partie ou une autre d'une forme, sans que cela corresponde à une ombre portée. Il saupoudre certaines cases d'un moucheté fin à l'encre noir. Le lecteur pénètre dans un monde en léger décalage avec le sien, comme si les règles de la physique ne s'appliquaient pas exactement de la même manière, sans réussir à définir précisément en quoi.


Au fur et à mesure des pages le lecteur s'aperçoit également que son regard s'arrête sur des parties dessinées un peu différemment du reste. Il peut s'agir d'assiettes dans un vaisselier tracé d'un coup de crayon rapide, sans que le cercle ne se ferme, esquissées à la va-vite. Il peut s'agir du torse nu d'un individu en train de participer à une bagarre généralisée dans un bar (épisode 2) dont le contour est délimité par un trait gras classique, mais dont le torse est strié de traits fins pour marquer les muscles, l'ombrage, et peut-être une texture de peau différente. Il peut s'agir d'un visage qui donne l'impression d'être en porcelaine (celui de la petite Anastasia), impression encore accentuée par le choix de couleurs. Il n'hésite pas à dessiner des personnages souriants, et parfois à simplifier quelques éléments comme c'est fait dans des dessins animés pour la jeunesse.


Une fois que le lecteur s'est habitué à cette approche graphique personnelle, il peut commencer à en apprécier toute la saveur. Riley Rossmo ne dessine pas avec une ambition de précision photographique, ni dans une optique conceptuelle. Par contre, il sait choisir les éléments qu'il dessine pour donner l'impression au lecteur d'être sur place. Ce dernier peut voir les particularités de la vaisselle sur la table à laquelle Grigori Raspoutine a pris place. Il constate le caractère rustique et dépouillé de la cabane de ses parents. S'il ne sent pas la neige crisser sous les pas du père de Raspoutine, il constate l'enneigement au bord du lac, ainsi que les arbres sont recouverts de neige, les tenues adaptées au froid, et l'enfoncement des pas dans la couverture neigeuse.


Pour chaque nouvel endroit, le dessinateur prend soin de montrer une vue de la façade, ou un plan large permettant d'apprécier les dimensions, le relief (le campement militaire), l'ameublement si la scène se déroule en intérieur, les revêtements muraux (simple pierre nue pour un monastère, tapisserie murale pour le palais du tsar). Ainsi le lecteur a l'impression de se trouver sur les lieux, même si le niveau de détail n'est pas toujours très élevé, et que certaines parties du dessin semblent esquissées. Ivan Plascencia réalise un travail discret et très professionnel, établissant une couleur principale par séquence, renforçant discrètement les volumes, et la profondeur de champ.


Rossmo représente les éléments relevant du merveilleux en transcrivant ce qu'ils ont de fantastique, tout en les plaçant dans le même plan que les personnages. Effectivement, le scénariste a choisi d'interpréter la vie de Raspoutine à sa sauce en y incorporant une dimension surnaturelle (déjà présente dans des versions d'autres auteurs, mais d'une nature différente). Le lecteur connaît plus ou moins vaguement l'histoire de Raspoutine et il retrouve les éléments inscrits dans la mémoire collective : sa naissance dans une famille de paysans pauvres, son introduction à la cour du tsar, et son intervention pour améliorer l'état de santé d'Alexei, le prince hémophile, sa mort dans la nuit du 29 au 30 décembre 1916.


De la même manière que Riley Rossmo intègre des éléments historiques (comme les façades) sans les mettre en avant, en faisant confiance au lecteur pour les voir par lui-même, Alex Grecian intègre ces éléments sans en faire le centre de mire de la séquence concernée. En particulier, le lecteur peu familier de Raspoutine peut s'interroger sur le terme de starets que le scénariste utilise sans l'expliquer (= patriarche d'un monastère orthodoxe russe).


Tout l'intérêt du récit réside donc la découverte du personnage que les auteurs construisent en profitant des zones d'ombre de la biographie de Grigori Raspoutine. Dans la page 2 (et même la dernière case de la page 1), le lecteur a pu constater la présence de fantômes ; il sait donc qu'il y a un élément surnaturel qui vient expliquer ce destin hors norme. Le divertissement est alors généré par la découverte de moments clés de sa vie qui participent à dresser son portrait psychologique, en s'affirmant contre son père, puis en découvrant et en acceptant le prix à payer pour ses dons.


Le scénariste a donc pris de grandes libertés dans son interprétation de ce personnage historique, réservant des surprises au lecteur. Il n'oublie pas pour autant de développer les relations interpersonnelles. Il sait éviter les clichés spécifiques à la légende de Raspoutine (les intrigues de palais réduites au minimum, l'ascendant exercé sur la famille impériale à peine évoqué), préférant s'aventurer dans d'autres pans de la vie du personnage. Riley Rossmo n'hésite pas à le représenter en train de sourire, et les actions de Raspoutine montrent qu'il aime la vie et qu'il sait en profiter, sans nuire à autrui. Ce portrait prend le contrepied de sa réputation de manipulateur malsain, uniquement préoccupé de son propre pouvoir.


Le lecteur observe que les 2 créateurs sont en phase, le scénariste n'hésitant pas à régulièrement aménager des séquences muettes, laissant les images porter toute la narration. Le jeu lié à l'anticipation par le lecteur de ce qui va se produire s'en trouve renforcé, et le constat est que le récit ne se laisse pas deviner. Il présente une cohérence de ton et une logique dans les différentes séquences, rendant la lecture très plaisante.


Le tome se termine par une page d'esquisse sur les recherches de l'apparence des principaux personnages, ainsi que par la reproduction du script pour le premier épisode.


Ce premier tome propose une interprétation personnelle du personnage historique de Grigori Raspoutine qui respecte la poignée de caractéristiques les plus connues, tout en en proposant une version inattendue qui tient le lecteur en haleine par sa fluidité, par la démarche constructive de Raspoutine, par sa dimension tragique du fait de sa mort déjà connue et du prix à payer pour ses capacités surnaturelles. L'association de ces 2 créateurs aboutit à un traitement qui fait ressortir le merveilleux dans les moments surnaturels, loin d'un marasme cynique.

Presence
9
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le 21 juin 2020

Critique lue 46 fois

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