Une version très peronnelle de Grigori Raspoutine

Ce tome fait suite à Road to the Winter Palace (épisodes 1 à 5) qu'il faut avoir lu avant. Il contient les épisodes 6 à 10, initialement parus en 2015, écrits par Alexander Grecian, dessinés et encrés par Riley Rossmo, avec une mise en couleurs d'Ivan Plascencia. Ces 2 tomes forment une histoire complète et indépendante de toute autre, qui n'appelle pas de suite.


En 2016, la sénatrice Valerie Harrison est victime d'un tireur d'élite embusqué, alors qu'elle intervenait dans un rallie politique, pour sa campagne. Grigori Raspoutine est présent dans une limousine, il en sort pour lui faire une imposition des mains. En 1916, le même Raspoutine gît dans un camp militaire à la frontière de la Galicie, abattu d'une balle en pleine tête par un tireur embusqué. Alors qu'un de ses proches constate son décès, il se produit une manifestation surnaturelle.


De retour en 2016, Grigori répond à un coup frappé sur sa porte et se retrouve face à Shanae Tolliver, une jeune journaliste qui lui met des preuves sous le nez de son identité réelle, y compris des photographies datant de 1920 à Manhattan. Il y a aussi cette séquence se déroulant le 22 novembre 1963, aux États-Unis. Mais en y repensant, Raspoutine, il avait bien été tué au début du premier épisode dans le premier tome ?


Le lecteur savoure d'avance cette deuxième partie de la vie de Grigori Raspoutine (en tout cas l'interprétation qu'en font ces auteurs), tellement le premier tome avait tissé une toile intrigante, sortant des sentiers battus, avec de nombreuses intrigues secondaires. Première source de satisfaction, c'est bien Riley Rossmo qui dessine l'intégralité de cette deuxième moitié du récit. Dès la première page, le lecteur retrouve ces trames à base de petits points, comme si elles étaient mécanographiées. Il retrouve également les visages marqués par des petits traits non signifiants, avec des yeux légèrement agrandis par rapport à la normale. Pour ces épisodes, l'artiste a encore affiné les silhouettes et les a allongées, jusqu'à ce que Grigori Raspoutine soit vraiment très fin, et très grand.


Ivan Plascencia effectue un travail discret mais très efficace. Sa mise en couleurs accentue le contraste entre chaque surface, sans recourir à des couleurs qui pourraient jurer les unes par rapport aux autres. Il améliore donc la lisibilité des dessins. Il sait aussi composer une palette de telle sorte à donner un ton général à une séquence, en particulier les délicats bleu-gris de la séquence dans la glace, exposé au grand froid russe. Il choisit un vert-de-gris pour la séquence dans le camp militaire en 1916. Il utilise des couleurs plus vives pour les scènes contemporaines, comme si la réalité avait gagné en densité et en nuances.


Dès le départ le lecteur est conquis par l'empathie qui se dégage de l'apparence visuelle des personnages. À l'opposé d'un immortel aigri, Grigori Raspoutine affiche un regard amusé, avec de grands yeux bleus irrésistibles. Il apparaît comme un individu ouvert, curieux, aimant la vie. De la même manière, la sénatrice Valerie Harrison arbore un léger sourire qui montre qu'elle trouve du plaisir dans ce qu'elle fait. La journaliste Shanae Tolliver s'introduit dans la vie de Raspoutine, en s'imposant, mais sa gestuelle dément toute forme d'agressivité, faisant comprendre au lecteur qu'il s'agit plus d'une vraie curiosité, plutôt que du désir de pondre un papier pour cause d'arrivisme. Il y a bien un ou deux ennemis que l'on pourrait ranger dans le clan des méchants, avec une apparence plus dure et plus fermée, voire mythologique pour le dernier. Rossmo joue sur leur taille imposante, et sur leur visage dissuasif.


À la première approche, les dessins de Riley Rossmo ont conservé cet aspect un peu spontané, voire esquissé, avec des traits pas toujours jointifs, et d'autres traits non signifiants qui évoquent des tracés de construction non effacés. Le lecteur peut également éprouver l'impression que les décors ne sont pas toujours consistants, ou bien pensés. Par exemple dès la première page, il observe des verres dans le bar d'une limousine qui ne sont tenus par rien en cas d'embardée. De séquence en séquence, cette impression disparaît quand il se rend compte qu'il est capable de se projeter dans chaque endroit, qu'il s'agisse de ce rallie politique sur un terrain herbu, de ce camp militaire composé de tentes, du confortable appartement de Grigori Raspoutine, des rues de New York en 1920, de la steppe gelée de Russie, et bien d'autres encore. Cet artiste ne représente pas les lieux avec l'obsession du détail, ou une volonté d'exactitude photographique. Mais il y a toujours assez d'éléments graphiques pour que le lieu soit unique et spécifique.


La narration visuelle de Rossmo repose sur des mises en scène qui varient les angles de vue et les distances, évitant les enfilades de têtes en train de parler, même pendant les séquences de dialogue. Il y a également un dessin en double page, et un dessin pleine page par épisode. Loin de consommer de la place pour ne rien raconter, ils mettent en valeur un événement ou un moment frappant, ou au contraire calme, dans la vie de Grigori Raspoutine. Tout au long de ces épisodes, le lecteur éprouvera le plaisir de la découverte d'une image singulière, poétique, ou horrifique sortant de l'ordinaire. Il peut s'agit de Raspoutine sautant lestement sur le podium d'une oratrice, d'un moment de calme et de tranquillité dans l'appartement de Raspoutine, d'une petite fille offrant un gâteau à Raspoutine, de la sénatrice Valerie Harrison rajustant sa boucle d'oreille, ou encore d'un lapin bondissant sur la glace.


Le lecteur plonge donc avec grand plaisir dans une succession de scènes auxquelles le talent de l'artiste donne vie, avec une partie de sa personnalité, une forme de taquinerie qui n'est pas moqueuse, un entrain communicatif qui n'est pas synonyme de précipitation. Il reprend également le fil du récit avec ce mystère planant sur les capacités réelles de cette version de Grigori Raspoutine qui ne se veut pas fidèle à la réalité historique. Alex Greccian a pris le parti d'en faire un véritable mage, un individu commandant à des forces surnaturelles. Ces dernières exigent un prix à payer élevé. Mais le scénariste refuse les stéréotypes associés à ce personnage. Ce Raspoutine n'a rien de ténébreux ou de menaçant. L'avant dernière séquence revient sur son rôle dans la chute du tsar et la fuite d'Anastasia mais avec une version là encore très personnelle. Le fait que Raspoutine ait continué à vivre après 1916 relève également de l'interprétation très personnelle.


Le lecteur se laisse donc mener par ces péripéties bien racontées, tout en se demandant où le scénariste veut en venir. Il apparaît rapidement que l'intrigue prime sur les autres éléments. Ce n'est donc pas une reconstitution historique, ni une étude de caractère, mais plus un mystère. L'enjeu pour le scénariste est alors de piquer la curiosité du lecteur pour l'inciter à anticiper ce qui va survenir. Il lui complique un peu la tâche avec une narration qui ne suit pas une chronologie linéaire. Du coup le lecteur n'a aucune idée de comment interpréter ou comprendre le soutien que Raspoutine apporte à la sénatrice Harrison dans sa campagne. Il ne comprend pas non plus pourquoi il était indispensable de montrer ce qui est arrivé le 22 novembre 1963. Il se laisse guider vers la résolution de l'intrigue à 2 niveaux, celui de la fuite du palais du tsar, et celui de la source des pouvoirs de Raspoutine. Effectivement, le scénariste tient sa promesse de réunir toutes les pièces du puzzle en un tout cohérent, mais sans pour autant éclairer les actions de son personnage principal au regard d'un dessein ou d'une motivation particulière.


Ainsi arrivé à la fin, le lecteur a éprouvé le plaisir visuel des dessins de Riley Rossmo (plus canalisé que dans Drumhellar, moins cryptique que dans Green Wake, et moins horrifique que dans Bedlam, mais sans rien perdre de sa personnalité. Le scénariste a créé une version très personnelle de Raspoutine qui regarde sous un jour différent les événements majeurs de sa vie historique, et qui assume son accointance supposée avec le surnaturel. Il ajoute une dimension philosophique à son récit en intégrant une citation en début de chaque épisode, issue de différents auteurs comme Boris Pasternak, Werner Herzog, Aleksandr Solzhenitsyn, Léon Tolstoï, Mahatma Gandhi, Maxim Gorki. Elles permettent de considérer les actions de Raspoutine avec du recul, sans pour autant lui donner une dimension plus grande que nature. Le lecteur se demande s'il ne s'agissait que de nourrir une intrigue divertissante, ou s'il a raté une structure plus globale. Un vrai plaisir la narration visuelle, et une version de Grigori Raspoutine qui sort de l'ordinaire.

Presence
8
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le 21 juin 2020

Critique lue 28 fois

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